Les Kurdes et les élections 2004 en Turquie

Par Mutlu Civiroglu
Ancien coordinateur des relations internationales du HADEP



Le28 mars 2004, des élections se dérouleront en Turquie. Alors que d'une part, les Kurdes fondent des espoirs sur ces élections, d'un autre côté, des sérieuses questions peuvent se poser concernant la participation à ces élections sous la bannière du SHP. Ces élections locales devront choisir de nouveaux maires et membres des conseils municipaux. Ces élections se tiennent en Turquie tous les 5 ans et contrairement aux élections nationales, il n'y a pas de seuil en pourcentage de votes requis dans ces élections. Aussi, tous les partis, quelle que soit leur taille ou le fait qu'ils soient ou non représentés au Parlement, peuvent remporter les élections municipales. Il est clair que cela a une grande importance pour les Kurdes étant donné que c'est la seule occasion où ils peuvent être représentés par un parti kurde.

Lors des prochaines élections du 28 mars, parmi les candidats indépendants il n'y aura qu'un seul parti pro-kurde : le Parti démocratique du peuple (DEHAP. Bien que le DEHAP refuse d'être reconnu comme un parti pro-kurde et essaie de se rapprocher d'autres partis turcs, le fait qu'une majorité écrasante des électeurs du DEHAP soient Kurdes est une raison suffisante pour le qualifier ainsi.

Il est bien connu que, bien que les Kurdes en Turquie accordent une importance démesurée aux élections nationales, malheureusement, le DEHAP a échoué à franchir la barre nationale des 10 % pour entrer au Parlement. Beaucoup de critiques ont été formulées sur le fait que les candidats du DEHPA n'aient pas participé aux élections en indépendants. Si cela avait été fait à l'époque, il y aurait eu assez de députés kurdes pour former un groupe au Parlement de Turquie.

Mais le DEHAP avait rejeté l'idée de participer aux élections en tant qu'indépendant pour plusieurs raisons. D'abord, comme tous l'ont souligné, les Kurdes du pays comme de la diaspora ont fait preuve d'une confiance en eux-mêmes exagérée, considérant que la victoire était certaine. Des médias kurdes comme Ozgur Politika et surtout la chaine satellite Medya TV ont joué un rôle capital dans cette mégalomanie. Cette politique a incité les dirigeants du DEHAP à ne pas prendre ces élections au sérieux comme ils auraient dû le faire, et a fermé la voie à l'alternative qu'auraient offert les candidats indépendants

Medya-TV et Ozgur Politika ont ainsi pressé le DEHAP de s'allier avec d'autres partis, particulièrement avec de petits partis turcs de gauche comme le Parti socialiste de la Démocratie (SDP) et le Parti du travail (EMEP). Cette unitée proposée fut appelée le "Bloc du travail, de la paix et de la démocratie". Ce bloc fut critiqué maintes fois, et il y eut nombre de personnes à ne pas croire que cette unité apporterait quoi que ce soit, et même pensaient que cela serait néfaste pour le parti du DEHAP. Le bloc finit par s'implanter dans la stratégie envisagée et le DEHAP participa aux élections, pour y recevoir la claque de sa vie. En dépit d'une importante propagande, de meetings, de tournées qui prônaient cette unité le DEHAP n'obtint que 6.2 % et ne put entrer au Parlement turc. L'autre fait notable fut qu'en dépit du fait que le DEHAP ait formé un bloc avec des partis turcs, dans beaucoup de villes de l'ouest de la Turquie, comme Artvin, Bayburt, Sinop, Ordu, Rize, Kastamonu, Gumushane, Edirne, Denizli et Burdur, l'idée ne convainquit que peu de gens et le DEHAP ne reçut pas le soutien de la population non-kurde en Turquie. Les Turcs et les autres groupes ethniques non-kurdes continuaient de percevoir le DEHAP comme un parti kurde. De plus, toutes les sources d'information, dont la totalité des sources Internet présentaient le HADEP/DEHAP comme un parti kurde.

Malgré cela, les dirigeants du DEHAP ne semblent pas avoir compris la leçon qu'ils auraient dû tirer des élections nationales. Alors que la collaboration ou la formation de blocs avec des partis turcs de petite taille et marginalisés n'apportent aucun bénéfice pour les Kurdes, le DEHAP est résolu à suivre la même ligne électorale. Cela est particulièrement désespérant si l'on pense que la barre des 10% n'est même pas de mise et que le DEHAP est assuré de remporter la victoire dans les villes où il sear majoritaire. Selon les dernières déclarations officielles, le DEHAP et le Parti social démocrate du peuple (SHP) ont accepté de participer conjointement aux élections, sous la bannière du SHP.

Il est difficile de saisir, comment un parti tel que le DEHAP, qui est issu de la tradition du Parti du travail du peuple (HEP), du Parti de la démocratie (DEP) et du Parti de la démocratie du peuple (HADEP), peut accpeter de se lier au SHP cette fois-ci. Quel avantage les dirigeants du DEHAP pensent retirer sous la bannière du SHP ? Certains rétorquent qu'une alliance avec l'ancien Parti social démocratique populiste (SHP) permit en 1991 à des députés du DEP comme Leyla Zana et Hatip Dicle d'entrer au Parlement. Cependant, il y a une différence significative entre la situation d'alors et aujourd'hui. D'abord, ce ne sont pas des élections nationales mais locales, donnant aux Kurdes l'occasion d'être représentés par un parti qui devrait refléter leurs valeurs et leur culture. En 1991, le SHP était le deuxième parti turc en importance et contrôlait des dizaines de municipalités, dont des grandes villes telles qu'Istanbul, Ankara et Izmir. Alors qu'aujourd'hui, l'actuel SHP est un parti quasi-inexistant. Le DEHAP qui a obtenu 6.2 % aux élections nationales et contrôle 37 municipalités dont Diyarbakir, la ville la plus importante du Kurdistan, mais aussi Batman, Siirt, Hakkari, Van, Agri, Bingol. Pourquoi ne pas collaborer ou créer un bloc avec d'autres partis, organisations ou personnalités kurdes ? Est-ce qu'il n'est pas plus important et plus significatif d'agir ensemble entre Kurdes ?

Si nous regardons le programme commun du SHP et du DEHAP, nous pouvons noter quelques points intéressants. Selon Ozgur Politika, ces deux partis s'accordent sur quelques principes. Commençons par le plus intéressant : Créer une forte unité afin de se dresser contre la politique du Parti de la justice et du développement (AKP) qui avec une majorité de 60 % au Parlement, met en danger les principes fondateurs, la philosophie, la liberté, la foi et l'unité du pays dans notre république créée après la Guerre d'Indépendance.

En réponse aux commentaires publiés dans les médias turcs, Murat Karayalcin, le président du SHP, a déclaré : “Dans ses aspects politiques et sociaux, je trouve qu'il est nécessaire pour le Parti républicain indépendant (BCP), le Parti républicain de la démocratie (CDP), le Parti démocratique du peuple (DEHAP), le Parti démocratique de gauche (DSP), le Parti du travail (EMEP), le Parti des travailleurs (IP), le Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP), le Parti socialiste de la démocratie (SDP), le Parti de la nouvelle Turquie (YTP) et d'autres personnalités et organisations loyaux aux principes et réformes d'Ataturk à participer aux élections sous la bannière du Parti républicain du peuple (CHP).

Tuncer Bakirhan, le président du DEHAP a dans une déclaration fait état d'idées similaires : "J'espère que grâce à cette unité, ils atteindront les buts poursuivis depuis 80 ans (depuis la fondation de la République turque).”… “Avec la déclaration de notre union avec le SHP, une fois de plus nous prouvons que le DEHAP ne fait pas de politique ethnique”. “Nous croyons avoir renforcé le pont bâti entre Edirne et Hakkari durant la Guerre (turque) d'Indépendance. Toutes ces déclarations nous fournissent assez d'indices pour comprendre le sens réel de l'union du DEHAP et du SHP pour les élections.

De plus, parmi tous les partis cités par Murat Karayalcin, certains sont notoirement anti-Kurdes. Mumtaz Soysal, le président du BCP, par exemple, est un fervent nationaliste turc. Il est connu pour ses sentiments anti-kurdes et être fermé à toute négociation sur Chypres. Il s'enorgueillit d'être le conseiller politique du leader chypriote turc Rauf Denktas. Egalement connu comme anti-kurde est le président du CDP anciennement à la tête de la Cour constitutionnelle, Yekta Gungor Ozden, un kémialiste et un anti-kurde déclaré qui fit fermer des partis pro-Kurdes tels que le Parti du travail du peuple (HEP), le Parti de la démocratie (DEP), le Parti de la liberté et de la démocratie (OZDEP), le Parti démocratique de masse (DKP) et le Parti de la démocratie du peuple (HADEP). Par chance, ces deux partis ont renoncé à s'allier au bloc électoral sous l'égide du SHP. Il aurait été tout de même plus attendu que ce soit le DEHAP qui rejette une telle alliance, avant Soysal and Ozden.

Mais un problème encore plus crucial concerne le leader du SHP, Murat Karayalcin. Les dirigeants du DEHAP ont-ils oublié que Murat Karayalcin a été l'adjoint et le ministre des Affaires étrangères de Tansu Ciller à une époque où le siège principal du Parti de la démocratie (DEP) était bombardé (le 19 février 1994), quand les députés du DEP dont Leyla Zana, étaient arrêtés au Parlement turc (2 mars, 1994), quand le député DEP MP Mehmet Sincar et le cadre du parti Metin Ozdemir étaient assassinés à Batman (4 septembre 1994) et quand des milliers de villages kurdes étaient systématiquement brûlés, que des millions de Kurdes étaient déplacés de force et des milliers de patriotes kurdes tués ?
Un parti qui prétend défendre les droits culturels et contitutionnels du peuple kurde devrait rechercher l'union avec d'autres Kurdes et partis pro-Kurdes. Au lieu de collaborer sans profit avec des partis turcs sans pouvoir afin de prouver la “fraternité turco-kurde”, le DEHAP ferait mieux de s'unir aux autres Kurdes et d'essayer d'atteindre tous les Kurdes de Turquie. Dans une Turquie véritablement "démocratique" où "l'éducation et les émissions en langue kurde sont libres" la vraie nécessité pour le DEHAP serait de se proclamer lui-même un parti kurde et de se réorganiser en fondant une nouvelle politique s'adressant à tous les Kurdes. Une telle vision chercherait à rassembler tous ceux qui résident dans des villes à population mixte telles Elazig, Malatya, Erzurum, Konya, Kirsehir, Ankara, Urfa and Adiyaman - qui votent traditionnellement pour les partis islamiques - et Antep, Sivas, Erzincan, Maras and en partie Tunceli - qui votent tradtionnellement pour le parti kémaliste du CHP. Ces villes ont des populations à la fois turques et kurdes, alévies et sunnites. Alors que les sunnites sont proches des partis fondamentalistes iskamiques, les alévis sont par tradition des électeurs du Parti kémaliste républicain du peuple (CHP).

Les élections locales passées qui ont vu des partis kurdes tel le HADEP remporter des administrations locales comme Diyarbakir, Van, Batman, Siirt, Hakkari, Bingol et Agri montrent au monde la réelle volonté des Kurdes. Si le DEHAP continue dans sa ligne et fait campagne sous la bannière du SHP, le maire de Diyarbakir sera finalement choisi dans la liste du SHP list et aura un programme SHP. Ce sera une étape majeure pour le peuple kurde qui avait eu un prestige international avec la représentation de ces villes par des partis pro-kurdes.

Les leçons des élections passées nous ont appris que pour un parti kurde, il y a peu à gagner en recherchant les voix turques aux élections nationales et encore plus dans les élections locales. Les déclarations publiques du président du SHP montrent clairement qu'il est loin d'accepter la réalité kurde. Si l'union DEHAP-SHP est basée sur la fraternité turco-kurde, elle devrait donc passer par une pleine acceptation de l'identité et de la culture kurdes. Or l'actuel regroupement des deux partis consiste à ce que le DEHAP mette de côté sa couleur kurde et s'adapte au programme du SHP. Il y a 25 millions de Kurdes en Turquie, dont les points de vue et les intérêts ne sont pas représentés au Parlement. Être un parti en Turquie ne nécessite pas à tout prix d'abandonner officiellement sa sensibilité kurde et ses valeurs. Plutôt que de diluer et polluer une plate-forme kurde avec “la philosophie et les principes de la république”, une approche plus complexe et plus subtile est nécessaire pour rassembler plus de Kurdes sous une bannière pro-kurde. En se déclarant ouvertement kurde, insoucieux des appartenances religieuses ou d'une idéologie politique, le DEHAP peut accroître ses votes et remporter plus de municipalités, et peut-être même avoir le nombre nécessaires de voix pour passer la barre des 10% aux élections nationales.

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