Entre Bagdad et Erbil, une trêve incertaine

Carte : TheEconomist.com


Alors que les Kurdes boycottaient le Parlement irakien, celui-ci a fini par approuver, le 8 mars,  le budget de l’État, pour un montant de 118 milliards de $, et ce en l'absence des Kurdes et des députés de la liste Iraqiyya, ce qui laissait en tout 168 parlementaires sur 325 présents.

Le Gouvernement kurde a dénoncé la légitimité de ce vote et a réitéré ses exigences, à savoir que les besoins réels de la Région kurde, compte tenu de son développement, soient pris en compte dans la part du budget irakien qui lui est allouée ; que l’entretien des forces Peshmergas soit pris en charge par le gouvernement central ; que soient enfin payées les compagnies pétrolières étrangères qui extraient et exportent le pétrole kurde vers Bagdad. Les Kurdes ont à nouveau menacé de stopper leurs exportations de brut (prévues pour une quantité de 250 000 barils par jours) tant que l’Irak n'aurait pas payé ses dettes. Selon le député kurde Muhsin Al-Saadoun, le GRK envisageait d’exporter son pétrole et d'en empocher directement tous les revenus pour se rembourser lui-même. En retour, le gouvernement central menace depuis des mois de déduire le manque à gagner des exportations stopéees du budget prévu pour le GRK.

Le 14 mars, Massoud Barzani s’exprimait publiquement à Erbil, à l’ouverture d’une conférence internationale sur la définition de génocide appliquée aux Kurdes,  à l'occasion du 25ème anniversaire du massacre de Halabja. Rappelant que les Kurdes avaient eu un rôle majeur dans la reconstruction de l’Irak, le président a réaffirmé que son peuple n’acceptera la tutelle de personne » et a insisté sur la nécessité d’appliquer enfin l’accord d’Erbil conclu en 2010.

Malgré la crise politique – ou surtout en raison d’elle – les projets de coopération énergétique se poursuivent entre la Turquie et le Kurdistan d’Irak. Le 30 mars, le Premier Ministre turc annonçait sur CNN-Turk qu’un accord commercial était en préparation entre Kurdes et Turcs, qui avait pour but de rendre « plus actif » l’actuel oléoduc transportant d’Irak 70.9 millions de tonnes annuelles de brut. La Turquie souhaite en effet lui adjoindre d’autres oléoducs et gazoducs. 

Mais le choix de traiter avec Erbil en se passant de Bagdad n‘irrite pas que le gouvernement central irakien. Les États-Unis s'inquiètent depuis longtemps du fossé de plus en plus grandissant entre Arabes et Kurdes. Les velléités d’autonomie énergétique (si ce n’est plus) des Kurdes ne sont pas pour rassurer Washington. 

Sentant peut-être que le rapport de force ne peut tourner en sa faveur tant que les Turcs appuient les Kurdes, Nouri Maliki a adouci son discours, le 6 avril, en jugeant qu’un rapprochement avec la Turquie serait « bienvenu » : « L’Irak salue tous les pas faits en faveur d’un rapprochement avec la Turquie sur la base d’intérêts communs, de respect mutuel et de bon voisinage » (website du Premier Ministre)

Le ministre turc de l’Énergie, Taner Yildiz,  a, de son côté, envisagé une « structure » de répartition et de distribution du pétrole irakien dans tout le pays, qui serait assumée et supervisée par Ankara : « Nous acceptons que tous les revenus de toutes les régions de l’Irak appartiennent à tout l’Irak, c’est correct. Dans tout ce que nous faisons, nous devons prêter attention à la sensibilité du gouvernement central. » (Reuters).

De fait la constitution irakienne prévoit (art. 112) que les revenus des ressources de toutes les provinces soient envoyés à Bagdad, qui a en charge de les distribuer dans chaque gouvernorat ou région fédérale (comme le Kurdistan) selon leurs besoins, lesquels sont estimés en fonction de leur démographie.

Mais cette question de la « répartition » à laquelle Taner Yildiz fait allusion est loin d’être la réponse imparable au conflit, puisqu’elle en est une des sources. Cette disposition, en effet, n’a jamais été vraiment appliquée, en raison de l’absence de recensement de la population depuis les années 1960. Les parts du budget sont donc allouées par estimation des besoins et de la population, et c’est précisément un des litiges entre les Kurdes et Bagdad, qui vient de baisser le pourcentage du budget total qu‘elle payait (en principe) à la Région de 17% à 12%. Ce chiffre de 17% avait été fixé après de longues négociations et tensions, entre Bagdad et Erbil, s'étalant sur des années. 

C'est peut-être la pression américaine qui a incité Ankara et Bagdad à adoucir (au moins verbalement) leurs positions, malgré leur différend sur le terrain syrien. Hoshyar Zebari, le ministre kurde irakien des Affaires étrangères, a confirmé que des contacts se maintenaient entre Turcs et Irakiens, et a même indiqué qu’une rencontre entre Maliki et Abdullah Gul, le président turc, avait failli avoir eu lieu au Caire, mais sans finalement pouvoir aboutir. Hosyar Zebari a cependant assuré qu’un rapprochement entre Ankara et Erbil ne se ferait pas forcément au détriment des Kurdes « aussi longtemps que ceux-ci œuvreraient dans le cadre légal et constitutionnel irakien ». 

Mais comme on peut le voir, chacun peut prétendre s’appuyer sur la constitution irakienne pour juger qu’un accord commercial entre la Turquie et le Kurdistan est ou non légal, tant l'article 112 semble diversement interprété.

En tout cas, début avril, le premier cargo de brut (30 000 tonnes) en provenance du Kurdistan était vendu sur les marchés internationaux, pour environ 22 millions de $. Dans le même temps, une délégation kurde s’envolait pour Washington afin de discuter avec des responsables américains de la situation en Irak. Elle était composée de Fuad Hussein, à la tête du cabinet présidentiel de Massoud Barzani, de Ashti Hawrami qui est en charge du ministère des Ressources naturelles, et de Falah Mustafa, qui détient le fauteuil des Affaires étrangères. 

De ce qui est ressorti une semaine plus tard, de cette délégation, étaient que les Kurdes avaient surtout insisté auprès des États-Unis pour que ceux-ci restent « neutres » dans le conflit les opposant à Bagdad, neutralité toute aussi souhaitée et réclamée par la Turquie : Le 19 avril, son premier Ministre, donnant une interview au journal turc Yeni Safak,  a réaffirmé qu’Ankara avait le droit d’établir « toute sorte de relation avec le nord de l’Irak [la Région kurde] dans les limites de la constitution. Nos démarches actuelles restent dans ce cadre ».

Alors que John Kerry, le Secrétaire d’État américain, aurait personnellement insisté auprès de Barzani pour que de tels accords énergétiques ne soient pas conclus, Erdogan a rétorqué à la fois à John Kerry et à Barack Obama, qu’ils [les Turcs] avaient des intérêts mutuels en Irak [comprendre avec les Kurdes] tout comme eux [les USA].
Vers la fin d’avril, le climat ne s’est pas amélioré et Nouri Maliki remplaçait de « façon provisoire »  les deux Kurdes qui boycottaient, depuis mars, le conseil des ministres : Hoshyar Zebari (aux Affaires étrangères) par Hussein Sharistani, tandis que l’actuel ministre de la Justice, prenait aussi en charge le ministère du Commerce tenu par Khayrullah Hassan Babaker. Et le 29 avril, la chaine kurde NRT annonçait que 14 officiers supérieurs kurdes étaient relevés de leurs fonctions sur le terrain (4ème, 5ème et 12ème division) par ordre direct du Premier Ministre, et mutés à Bagdad, au ministère de la Défense. Selon NRT, citant une source anonyme, alors que les régions sunnites s’enflamment à leur tour, Maliki ne ferait pas confiance aux officiers kurdes de sa propre armée.
Car l’Irak a frôlé davantage la désintégration en 3 blocs, après les événements de Hawija, une ville sunnite où 53 manifestants demandant la démission de Maliki ont été tués par les forces irakiennes, le 23 avril. Les troubles se sont étendus ensuite  dans les régions de Qara Tapa, Jalawla, Suleiman Beg, Tuz Khormato, et Mossoul. Quatre jours plus tard les Peshmergas se déployaient un peu plus dans la région de Kirkouk, tandis que les hôpitaux de la ville et du GRK accueillaient des blessés sunnites. Le commandant des forces irakiennes sur le terrain, le général en chef Ali Ghaidan Majeed, a alors accusés les Kurdes de tirer prétexte des événements pour « atteindre les puits et champs de pétrole » de Kirkouk et a mis l’armée irakienne en alerte.

Et c'est au beau milieu de cette semaine sanglante que le député kurde Mahmoud Othman annonçait la visite du Premier Ministre kurde Nêçirvan Barzanî à Bagdad, le 30 avril, pour débattre de tous les conflits et des derniers événements. La délégation kurde que menait Nêçirvan Barzani rassemblait un certain nombre de responsables du GRK, le gouverneur de Kirkouk (un Kurde proche de Jalal Taabani). En plus de Nouri Maliki, elle devait rencontrer le président du Parlement irakien, Osama Noujafi, un sunnite originaire de Mossoul , et plusieurs responsables de groupes parlementaires et de partis politiques. Cette fois, les négociations n’ont pas traîné en longueur et en allers-retours infructueux, Kurdes et Irakiens étant peut-être désireux de ne pas embraser un terrain militaire devenu très brûlant : Le 1er mai, on annonçait qu’un accord, – un de plus – avait été signé. Le 2 mai, Mahmoud Othman confirmait le retour des deux ministres kurdes dans leur cabinets bagdadi, ainsi que celui des députés kurdes qui boycottaient aussi l'assemblée irakienne. 

L’accord semble surtout se fonder sur la création d'organes et de commissions chargés de résoudre les points litigieux de l’article 140 (sur le retour des régions détachées du Kurdistan par Saddam), du salaire des Peshmergas, de la gestion des hydrocarbures, bref, tous les conflits en souffrance depuis des années. Qu’est-ce que cet accord a de plus que celui d’Erbil, signé il y a 3 ans ? Cette fois, Nêçirvan Barzani affirme avoir obtenu de Maliki que plusieurs lois « importantes » seraient votées pour résoudre toutes ces questions, y compris celle du budget 2013. Mais sur le fond, il ne s'agit que de mettre, comme cela avait été déjà proposé, en décembre dernier, des commissions en place pour tenter de trouver, une fois plus, un compromis sur des questions au sujet desquelles les deux parties s'obstinent à ne rien céder.
En attendant, le gouvernement d'Erbil vient, par le biais d'une loi approuvé par son parlement, de s'autoriser lui-même à lever des fonds tirés des revenus de ses exportations de brut et de gaz, jusqu’à ce que le gouvernement central se décide à payer ses dettes, dans un délai de 90 jours, comme vient de l’annoncer Ashti Hawrami. Le but de cette loi, est comme le dit tout à fait clairement le ministre des Ressources naturelles de donner aux Kurdes « un levier politique et juridique dans [leur] combat constitutionnel contre Bagdad ».

Dans la foulée, la même loi exige que le gouvernement central verse des indemnisations aux victimes kurdes des crimes de Saddam. Cette demande a été relayée par Nêçirvan Barzani qui rappelle au passage que « Bagdad a l‘obligation légale d’appliquer la décision de la Haute Cour criminelle irakienne sur le dédommagement des victimes de crimes de génocide commis par l'ancien régime.

Dans son double aspect, cette loi kurde se fonde, sur des articles existant de la Constitution irakienne laquelle prévoit de fait qu'une « allocation pour une durée déterminée » soit versée à des régions lésées sous le gouvernement de Saddam, ou ayant subi des dommages de guerre. »

Selon le Premier ministre kurde, les destructions infligées à l’agriculture et aux infrastructures du Kurdistan s’élèvent à 9 milliars de $, qui viendraient s’ajouter aux 6 milliards devant revenir au budget des Peshmergas, et aux 4 milliards dus aux compagnies pétrolières actives dans la Région, ce qui fait un total de plus de 20 milliards réclamés par le GRK.
Comme il est peu probable que Bagdad obtempère, cette loi peut avoir pour but principal de permettre aux Kurdes de continuer leur avancée vers une autonomie financière, ce que le député kurde à Bagdad Muhsin Al-Saadoun, prévoyait déjà en mars, comme nous l'avons dit plus haut,  et ce dont se cache à peine Ashti Hawrami, répondant aux critiques de l’opposition kurde l’accusant de jeter de l’huile sur le feu : 

« Tous les jours, Bagdad menace de nous priver de notre part du budget fédéral. Nous essayons de créer notre propre politique fiscale. »

Au début de l’année 2013,  Mahmoud Othman se montrait peu optimiste sur la viabilité de négociations qui n’impliquerait pas une rencontre entre le Premier Ministre irakien et le président kurde : « On ne peut résoudre le problème que d’une seule façon, c’est en faisant se rencontrer le Premier Ministe Nouri Maliki et le président kurde Massoud Barzani à la même table ».  

Une rencontre entre les deux leaders a bel et bien été envisagée, au retour de Nêçirvan Barzani à Erbil.  Mais Massoud Barzani sera-t-il encore président de la Région kurde après les élections de septembre 2013 ?  En principe, la constitution ne permet pas de le réélire pour un troisième mandat, mais depuis la fin de l'hiver, le débat et les rumeurs vont bon train sur une ambiguité juridique qui lui accorderait le droit de se représenter, d'autant que s'il vient tout juste de déclarer qu'il n'avait jamais demandé de modifier la loi, ni d'étendre son terme, il souhaite par contre que la constitution kurde rédigée en 2009 et devant être amendée depuis 2011, soit soumise à referendum, ce qui inquiète le parti d'opposition Gorran qui y voit une manœuvre de plus pour repartir de zéro question mandats, voire pour y inclure une extension des pouvoirs présidentiels. 

Le flou plane donc sur la présidence kurde après les élections et, pour le moment, l'accord de Bagdad version 2013 ne semble guère moins fragile et moins incertain dans son application que celui d'Erbil 2010.


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