La double succession de Jalal Talabani

 Photo : U.S. Department of Defense's Helene C. Stikkel, 2005


Alors que l’Irak est en pleine crise et que son Premier Ministre, Nouri Maliki, affronte à la fois le mécontentement des sunnites et l’opposition des Kurdes à ses menées sur Kirkouk et la Diyala, l’annonce tombait, le 18 décembre, que le président de l’Irak, le Kurde Jalal Talabani était victime d’une attaque cérébrale et que son état de santé restait incertain.

C’est au sortir d’une réunion animée avec Nouri Maliki que Jalal Talabani a été victime d’un malaise et transporté d’urgence à l’hôpital de Bagdad. On apprenait peu après, par les communiqués officiels, qu’il s’agissait d’une attaque cérébrale mais que son état restait ‘stable’.

Âgé de 79 ans, Jalal Talabani souffre, depuis plusieurs années, de problèmes de santé aggravés par sa forte corpulence et se fait régulièrement soigner à l’étranger. En 2008, il avait subi une opération du cœur aux États-Unis et en 2011 il avait été hospitaliser en Jordanie, souffrant d’épuisement et de déshydratation. L’été dernier, il avait passé trois mois aux mains d’une équipe médicale allemande et était tout juste revenu en Irak, en septembre 2012.

Dans toute la presse, qu’elle soit nationale, régionale ou internationale, les pronostics les plus contrastés étaient avancés, certains journaux parlant de ’mort cérébrale’, ou bien de coma, d’autres se voulant rassurants.

Coupant court aux rumeurs, les Kurdes, dont le député Mahmoud Othman, niaient tout décès et l’arrivée d’une équipe médicale allemande, celle-là même qui l’avait suivie tout l’été, confirmait que le président irakien était en vie, sans davantage de précisions, sinon que son état s’améliorait. Son transfert d’urgence en Allemagne, dans une clinique privée, a eu lieu le 21 décembre.

Le directeur du bureau de communication présidentiel, Barzan Sheikh Othman indiquait, par ailleurs que ‘le stade le plus dangereux’ était passé, nouvelle confirmée par le docteur Najmaddin Karim, un neurologue kurde proche de Jalal Talabani (ainsi que gouverneur de Kirkouk).

De l’avis unanime, cet accident de santé survient au plus mauvais moment, alors que l’Irak est en pleine crise et que le Premier Ministre irakien fait face à une fronde, tant de la part des sunnites que de nombreuses factions chiites, en plus du bras-de-fer qui se poursuit avec les Kurdes. La constitution irakienne (Art. 72, 3) prévoit que le président, s’il se trouve dans l’incapacité d’exercer ses fonctions, doit être remplacé par un vice-président, tandis que le Parlement doit élire son successeur dans les 30 jours.

Mais l’un des deux vice-présidents, le sunnite Tarek Al-Hasimi, jugé par contumace et condamné cinq fois à mort pour « terrorisme » est réfugié en Turquie depuis avril 2012. Son alter-ego, Khodaei Al-Khozaei, qui est aussi ministre de l’Éducation, est un homme politique chiite, du parti religieux Dawa, ce qui déséquilibre grandement le consensus qui consistait à faire en sorte que chaque grande composante de la population irakienne soit représentée : Arabes sunnites et chiites, Kurdes. 

Bien que l’attribution de la présidence à un Kurde ne soit nullement inscrite dans la constitution, l'élection de Jalal Talabani à cette fonction, depuis 2005, satisfaisait toutes les factions politiques irakiennes. Les pouvoirs présidentiels en Irak sont très limités, mais sa personnalité et ses talents de négociateur faisaient de lui une figure de rassembleur, au sein d’un État irakien si divisé entre ethnies et religions que sa survie paraît souvent précaire.

Même si Jalal Talabani survit à son accident cérébral, il est peu réaliste d’envisager qu’il puisse à nouveau jouer un rôle politique aussi important. Or, sa succession est double, à la fois à la tête de l’État irakien mais aussi en tant que dirigeant de son parti, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) qui connaît une grave crise de leadership depuis plusieurs années.

Interviewé par le journal Rudaw dans l’édition du 22 décembre, Mala Bakhtiar, qui dirige le Bureau politique de l’UPK, donne ses vues sur l’ « après-Jalal Talabani » qui, selon lui, doit être d’ores et déjà envisagée, même si la personnalité du vieux leader le rend « irremplaçable ». Cette succession ne peut se faire sans de profonds remaniements internes et structurels, afin que l’UPK puisse faire face à cette situation nouvelle.

Sur une possible récupération par Gorran, le parti né d’une scission avec l’UPK, de membres plus enclins à changer de camp après la fin de l’ère Talabani, Mala Bakhtiar répond que les allers et venues d’un parti à l’autre s’équilibrent et que des partisans de Gorran (250 selon lui) ont déjà demandé à rallier l’UPK. Il repousse, par contre, l’idée d’une fusion avec le Parti démocratique du Kurdistan et une possible fuite de membres de l’UPK vers ce parti, tant les racines historiques et politiques des deux mouvements sont divergentes. 

De fait, les déçus de l’UPK n’ont jamais gonflé le score du PDK dans ses fiefs historiques, se tournant soit vers Gorran soit vers d’autres partis d’opposition, allant des islamistes à l’extrême-gauche. 

Parmi les noms circulant comme successeurs possibles de Jalal Talabani, celui de Berham Salih revient souvent, tant pour la présidence irakienne que pour celle de l’UPK, ainsi que celui de Fuad Masum, l’actuel chef du cabinet présidentiel de Massoud Barzani, pour la présidence irakienne, lui aussi membre de l'UPK.

Un autre nom, plus inattendu, a circulé pour la succession irakienne, celui de la propre femme de Jalal Talabani, Hero Ibrahim Ahmed, ce qui en ferait la première présidente de la république irakienne. Ses atouts seraient les bonnes relations qu’elle entretiendrait avec tous les partis politiques d’Erbil et de Bagdad, selon une source anonyme citée par Shafaq News. Cela laisserait, en tout cas, le champ libre à l’UPK pour désigner son nouveau président, en allégeant quelque peu, par la distance, l'influence de Hero Khan au sein de son bureau politique.

En attendant, le parti est géré par Kosrat Rasul, le nº 2 de l'UPK. Âgé de 60 ans, il pourrait être vu comme un successeur, mais sa figure de vétéran n’enverrait pas un message propice au renouveau du parti, souvent stigmatisé comme sclérosé et incapable de répondre aux aspirations de la nouvelle génération. Berham Salih, au contraire, apparaît comme un homme politique de la nouvelle garde, celle qui a poussé avec la naissance du Gouvernement régional du Kurdistan. Il a déjà été Premier Ministre de la Région kurde et a aussi exercé les fonctions de vice-Premier Ministre auprès de Nouri Maliki, ce qui, du coup, en fait un candidat fiable pour les deux présidences. Mais on lui reproche un manque de charisme ainsi que de ne pas faire l’unanimité au sein du bureau politique de l’UPK, ou  d’encourir, par exemple, l’inimitié de Hero Ibrahim Ahmed souvent décrite comme une 'King Maker'. 

Le nom de Qubad Talabani, le fils de Jalal, est également cité mais sa jeunesse est un handicap et peut-être, le fait que ni lui ni Berham Salih ne sont des anciens combattants (Peshmergas). Même si la Région du Kurdistan connaît la paix depuis la toute fin des années 90, le rôle encore prédominant du PDK et de l’UPK au sein des forces armées et de sécurité (Peshmergas et Asayish) font que, de facto, leurs présidents ont aussi à gérer des milices armées.

Le docteur Najmaddin Karim vient d’annoncer le transfert de Jalal Talabani dans une maison de rééducation, ce qui coupe court aux rumeurs de mort cérébrale mais permet de penser que la présidence irakienne va devoir être renouvelée dans le mois qui vient, l’actuel président ne pouvant vraisemblablement reprendre ses fonctions. 

Par contre, la succession de l’UPK peut traîner un peu. Depuis plusieurs années, son chef politique étant le plus souvent à Bagdad, le parti a, au fond, pris l’habitude de cette gestion intérimaire (même si cela a nui à la gestion de la province de Suleïmanieh). Les dirigeants de l’UPK peuvent aussi attendre que le choix du parlement irakien se soit porté sur l’un des leurs (si du moins le futur président d’Irak doit rester kurde, ce qui n’est pas assuré à 100%), avant de choisir leur leader parmi le reste des prétendants. 

On pourrait aussi envisager des élections internes à l’UPK.  Le nouveau dirigeant aurait l’avantage de s’appuyer sur les votes de tous les membres pour fonder sa légitimité face à des rivaux malheureux, mais cela, bien sûr, excluerait une désignation rapide. De plus, en cas de contestation des résultats par les perdants (une constante en Irak comme au Kurdistan), le danger d’affrontements internes et de scissions nouvelles n’en serait que plus grand.

Enfin, si Jalal Talabani lui-même accepte son retrait forcé de toute vie politique et est à nouveau apte à faire des déclarations publiques, il pourrait aussi désigner son successeur.

On peut lire ici Un portrait de Jalal Talabani.

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