Trois chevaux
Les livres neufs sont impertinents, les feuilles ne se laissent pas tourner sagement, elles résistent et il faut appuyer pour qu'elles restent à plat. Les livres d'occasion ont le dos détendu, les pages, une fois lues, passent sans se soulever.
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En Calabre, il y a le passé, les oliviers plantés par les grands-parents, la maison en pierre taillée au ciseau, maçonnée de façon brute, sans enduit. Le soir, il y a quelque chose dans les assiettes, mais pas d'avenir.
Je prie, dit-il, pour tout ce que je porte à la bouche. Je prie pour lier le jour à son support, comme je le fais avec le roseau près du pied de tomates. Je bénis ce café de l'amitié.
Peut-être est-il plus facile pour un homme venu d'Afrique de lier terre et ciel par une ficelle.
Il tient la tasse blanche dans sa paume grise de pierre.
Nous buvons assis côte à côte sur le banc. Je lui dis que son italien est bon. Il répond qu'il aime la langue plus que tout le reste.
Dure vie ici ? demandé-je. Non, bonne, sans satisfaction du côté des hommes, mais bonne. On sort, on a envie d'échanger deux mots, dit-il, et rien, ici les hommes ne répondent pas. Sans satisfaction, répète-t-il, mais c'est une bonne vie.
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Selim vient au jardin pour le mimosa et pour parler un peu de son pays où l'on va pieds nus et c'est pour ça qu'on parle volontiers.
Quand on met des souliers on ne parle pas, c'est ce qu'il pense de nous. Sans la plante des pieds nus sur le sol, nous sommes isolés, dit sa langue qui doit avoir une arête intérieure en argent pour être aussi sonore.
C'est la vérité, dis-je, c'est un pur amen : toute notre histoire est une chaussure qui nous détache du sol du monde. La maison est une chaussure, comme la voiture, le livre.
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Je ne fais que souffler quelque merci vers le haut, dit-il.
Je fais monter mon souffle qui se mêle aux nuages et se change en pluie. Un homme prie et augmente ainsi la substance au ciel. Les nuages sont plein du souffle des prières.
Je regarde vers le haut, ils arrivent de la mer. Je dis : mince alors, ce qu'ils prient en Sardaigne.
Il rit avec moi et dit qu'il est bon de rire, que la foi vient après le rire, plus qu'après les pleurs.
Je pense aux jours du Sud pleins de malheurs, gâtés par la mort qui nous détache par mottes, qui en glisse des vivants par milliers dans son sac, aussitôt attrapés. L'amour alors est un échange de fortes étreintes, un besoin de nœud. Et au bout de chaque étreinte, au bout de cette paix donnée, il reste le non-dit d'un adieu endurci.
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Nous passons sur des terrasses de pierre, au milieu de restes de tranchées où de jeunes hommes d'un siècle encore enfant rêvent de vieillir avec lui, comme moi à présent je rêve de vieillir avec Dvora. La guerre, c'est quand les jeunes rêvent de devenir grands-pères.
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Je quitte la maison de notre intimité, j'entre dans la guerre vagabonde où chaque logement est un faux domicile. De la maison des noces j'emporte une seule chose de Dvora, ses chaussures de gymnastique aux lacets encore noués parce qu'elle les retire en prenant appui sur ses talons. Il est de mon devoir d'en défaire les nœuds et de les tenir prêtes.
Je les emporte, sonné par le chagrin, en signe de dette pour négligence de soin, dans l'espoir de les lui voir encore aux pieds.
Puis je les oublie. Un an plus tard, je dois débarrasser un de mes logements clandestins et je les retrouve sous un sac, au fond d'une armoire. Je n'ai rien de Dvora, car sans elle je ne tiens à rien. Ses chaussures sont là avec leurs lacets bien attachés.
Je m'agenouille et défais les nœuds, libère les œillets. Puis je les laisse là.
Je sais qu'elle est au fond de la mer, les mains attachées. Je peux seulement défaire les lacets de ses chaussures. Je fais cet adieu à genoux devant une armoire vide.
Sur le mur d'en face, il y a une carte géographique du monde. Elle est à l'envers, l'Antarctique en haut. Il s'aperçoit que je la regarde fixement.
"Tu es du Nord, dit-il, ceux du Nord n'en reviennent pas de voir leur belle planète sens dessus dessous. Pour nous en revanche le monde est comme ça, le Sud vers le haut."
Mon regard se perd sur la carte.
"Des marins irlandais viennent se remplir la vessie de bière, ils regardent et remuent la tête comme les chiens quand ils sentent quelque chose d'étrange. Têtes du Nord, têtes aveugles que vous êtes. On ne comprend la terre que si on la retourne comme ça. Regarde les continents : ils poussent vers le Nord, ils vont tous finir de l'autre côté. Parce qu'ils se sont détachés de l'Antarctique et qu'ils voyagent vers le bas de la planète, qu'ils dégringolent là-bas. Ils laissent les océans derrière eux. Même les courants marins partent d'ici, du Sud, car c'est ici qu'est le début, le haut de la terre. Et c'est une terre, l'Antarctique, avec des montagnes et des volcans, pas de l'eau refroidie comme votre glaçon. Le Nord dessine de fausses cartes avec son beau pôle au sommet, alors qu'il est le fond du sac. Et puis pour vous c'est l'orient et l'occident qui comptent, tandis que pour nous ce n'est que de l'eau fouettée, océans de ponant et de levant. Nous sommes sur la corne pointue du monde, accroupis sur le sol pour ne pas être emportés par le vent."
Erri de Luca, Trois Chevaux.
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