"Tu ji ku yî ?"

Les Kurdes sont assez drôles à observer en bibliothèque. Même s'ils sont venus pour travailler, le simple fait qu'ils voient d'autres Kurdes, assis autour de la même table, les conditionnent instantanément – surtout les plus âgés, ou les fraîchement débarqués du pays – : ils se croient automatiquement en visite, dans un mîwanxane. Impossible, psychologiquement, pour pas mal d'entre eux, de s'asseoir après un simple signe de tête aux voisins et de se plonger dans leurs bouquins. Il faut, évidemment, saluer tout le monde. Mais "saluer", en kurde, veut dire, si on ne connaît pas les gens, que ça va prendre deux fois plus de temps qu'avec le type que l'on croise depuis 20 ans.

Car il faut immédiatement s'enquérir : "Tu ji ku yî ?" Tu es d'où ?" "Ji Rojavayê (de l'Ouest, soit la Syrie). Exclamation polie et approbative : "Aaaah, xwesh ! (magnifique) ! Cikê te çi ye ?" (de quel endroit ?) ; "Efrîn." "Aaaah ! Zor xwesh e !" (de plus en plus magnifique). Les exclamations sont, je précise, le minimum de politesse requise. Chaque Kurde sait in petto que son village est le plus beau du monde et ses montagnes les plus belles, mais ça n'empêche pas d'être civil avec son voisin. Après ça, naturellement, l'interrogateur devient l'interrogé et on a à peu près le droit au même dialogue, inversé : "Tu, ji ku yî ?" "Ez, ji Bakurê me"(du Nord, soit la Turquie). "Ji Dersimê." Au tour de l'autre, donc, de s'exclamer extactiquement : "Ahhhh ! Xewsh !"

Une fois les présentations géographiques faites, reste à préciser ce que l'on fait ; ici, on détaille plus ses activités politiques, ses années de prison, le nombre hallucinant d'associations fondées, présidées, dissoutes, de comités et d'appels lancés, ou bien quelles études sont suivies (souvent en rapport avec la question kurde ce qui permet de faire rebondir la discussion indéfiniment), et depuis quand on est là, etc. Au pays, les conversations tourneraient plutôt autour des activités lucratives exercées (agriculture, commerce, politique) ou bien de leurs histoires de vétérans.

Et puis une fois que l'on a fait ainsi connaissance et échangé le minimum, il est temps de bosser. Cela fait déjà trois-quart d'heure d'écoulés, après tout. Mais comme on a fait connaissance, forcément, il faut refaire de temps à autre le monde autour d'un verre à thé, entre deux pages tournées. Et puis se ressouvenir qu'on est venu pour bosser. Jusqu'à ce que le second compère réalise qu'il est venu seulement pour une heure et qu'il ne lui reste plus que 15 minutes. Du coup, tout finit dare-dare à la photocopieuse, et puis re-salutations, au revoir et c'est fini.

C'est alors qu'entre un autre Kurde, et pour peu que celui qui est resté le voit pour la première fois, ça ne manque pas : "Tu ji ku yî ?"

Je crois qu'ici c'est la seule biblio où il serait barbare de poser un écriteau "Bibliothèque. Silence". Mîwanxane, je vous dis. Évidemment, les Européens qui viennent sont obligés de s'adapter ; d'ailleurs ils n'ont pas le choix vu qu'ils n'échapperont pas à toute l'histoire du Kurdistan racontée à leur intention par leurs voisins de table. Parce qu'il faut aider les étrangers. Les Kurdes sont très serviables.

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