mercredi, janvier 21, 2009

Yves Ternon : "L'impossible sauvetage des arméniens de Mardin"

Le tissu social: kurdes et chrétiens

"Le vilayet de Diyarbékir est une mosaïque de chrétientés orientales, des communautés issues d'un double morcellement. Le premier est opéré par les hérésies du V° siècle : nestoriens ; puis jacobites - ou syriens orthodoxes - et arméniens apostoliques. Le second est dû à l'activité des missions catholiques : elles dédoublent chaque identité : chaldéens, syriens catholiques, arméniens catholiques. L'union avec Rome rapproche ces trois groupes de convertis, en même temps qu'elle oppose chacun à sa communauté demeurée schismatique. Les tensions sont particulièrement vives entre syriens catholiques et jacobites et entre arméniens catholiques et apostoliques. Dans le sandjak de Mardin, travaillé par les missions de Mossoul, tous les arméniens sont catholiques. A l'Est de Mardin, le plateau du Tur Abdin est le centre de la communauté jacobite dont le patriarcat siège au monastère de Deir al-Zaafaran. Dans la ville de Mardin, les deux bourgeoisies arménienne et syrienne catholique tiennent le commerce et les professions libérales. Entre familles de même statut social, les mariages mixtes sont fréquents.

On peut se fier aux statistiques pour estimer le rapport numérique entre chrétiens et musulmans dans le sandjak de Mardin. Les chrétiens représentent plus des deux cinquièmes d'une population d'environ 200 000 habitants, et pour la ville de Mardin (environ 25 000 habitants), près de la moitié. Sur le plateau du Tur Abdin, la moitié des 45 000 habitants sont kurdes, l'autre moitié jacobite. A la fin du XIX° siècle, les kurdes se déchaînent contre les chrétiens. En 1895 et 1896, lors des massacres arméniens, les tribus kurdes ravagent les villages et les bourgs du sandjak. Enlèvements et conversions forcées à l'islam sont les compléments habituels de ces massacres. Pour un chrétien, l'apostasie est le seul moyen de sauver sa vie et celle de sa famille. Par contre, à Mardin, kurdes et chrétiens sont solidaires et s'allient pour repousser l'attaque des tribus kurdes."

Le génocide des arméniens de Mardin et les rares possibilité de sauvetage

"Même si l'on ne peut donner de chiffres précis, on estime à 95% les arméniens du vilayet de Diyarbékir assassinés - 3000 survivants sur 72 500. 90% des chaldéens, les deux tiers des jacobites, près des deux tiers des syriens catholiques ont été tués dans ce vilayet. Les survivants chaldéens et syriens catholiques se trouvent presque tous dans le sandjak de Mardin. Les arméniens de ce département n'ont pu être sauvés. On ne peut cependant retenir le chiffre des disparus donné par le père Rhétoré : 10 200 sur 10 500 pour le sandjak, ce qui limite à 300le nombre des arméniens survivants. En effet, les différents récits de sauvetage d'arméniens permettent d'estimer un chiffre plus élevé de rescapés, même s'il est difficile de connaître d'où vient chacun d'eux. Sans retenir de données chiffrées, on peut considérer qu'aucun arménien présent à Mardin lorsque commencent les arrestations n'échappe aux rafles. En effet, comme dans tout l'Empire ottoman, chaque citoyen est identifié par l'administration comme par ses voisins : musulman ou chrétien ; kurde ou arménien, etc.

A un premier niveau, les amitiés entre notables ont rarement tenu. L'analyse des relations complexes entre kurdes et chrétiens de Mardin montre qu'un même individu, prêt à aider son voisin dans le malheur peut, soumis à une pression ou à une menace, ou même sans raison, tuer celui qu'il protégeait. On relève cependant l'intervention efficace de notables de la famille kurde Tchelebi. Le maire de Mardin, Hildir Tchelebi, défend les employés chrétiens de sa mairie et protège Mgr Tappouni. Abdelkader Tchelebi protège la famille arménienne Hantcho et permet à plusieurs de ses membres de gagner Alep. De même, Saïd effendi, directeur de la banque, informe ses amis chrétiens de l'imminence des arrestations et les aide à se rendre à Alep. En mai 1915, le mutesarif (préfet), Hilmi bey, s'est opposé à l'ordre de Rechid d'emprisonner les notables arméniens de Mardin. Il est rapidement destitué et Rechid envoie le comité d'exécution organiser leur suppression. Le délai aura permis à quelques arméniens de quitter la ville.

Par contre, lorsque les arrestations commencent, le 4 juin, le filet se resserre sur les arméniens. Des chaldéens sont également arrêtés. Les syriens catholiques n'ont aucun moyen de les aider et assistent impuissants au départ des convois vers la mort. Quand aux jacobites, ils ne conçoivent même pas de sauver d'autres chrétiens. Les convois d'hommes sont liquidés près de Mardin. Les convois de femmes et d'enfants vont souvent plus loin, mais ils sont, en majorité, détruits par des tribus kurdes après que les femmes et les jeunes filles eurent été violées, puis tuées ou enlevées avec les enfants. C'est à ce moment, après massacres et enlèvements, que des aides désintéressées ont été parfois apportées à quelques arméniens et leur ont permis de survivre. Les cas sont rares, les acteurs différents, et les récits, recueillis en particulier par les trois missionnaires réfugiés à l'évêché syrien catholique de Mardin ou par un prêtre de cet évêché, le père Armalé, sont crédibles, mais à peine croyables. C'est le cas des "échappés des citernes". Les assassins jetaient les corps de leurs victimes dans des citernes vives, nombreuses dans la région. Quelques personnes n'étaient pas blessées mortellement ou s'étaient jetées dans un puits avant qu'on ne lesfrappe. Mais elles ne pouvaient en sortir seules. Il arrive qu'un musulman ou un chrétien de passage entende leur appel, lance une corde pour mermettre à un de ces survivants de s'extraire du tas de cadavres et l'aide à revenir à Mardin s'abriter clandestinement dans une famille syrienne catholique. De même, quelques arméniens - des enfants surtout - parviennent à s'échapper des villages kurdes où ils sont retenus et se cacher à Mardin."

"Les tribus kurdes participent massivement au génocide. Cependant, quelques chefs de village accueillent des réfugiés, en majorité jacobites ou syriens catholiques. Ainsi, 30 habitants de Gulié sont reçus comme des hôtes par Khalil agha qui refusent de les livrer aux kurdes qui ont rasé le village et il les protège jusqu'à la fin de la guerre. L'imam de la tribu Hafir, Ali Batti, ami du chef jacobite du village de Bâsabrina, héberge les survivants de la famille de son ami jusqu'à la fin de la guerre. Dans plusieurs villages jacobites autour de Nisibe, les cheikhs refusent de participer au massacre et aident même les chrétiens à fuir au Sindjar. Ainsi, le cheikh Mohammed interdit à ses hommes de toucher aux chrétiens et refuse tout présent. Ces sauvetages, réalisés au prix d'odyssées tragiques, font exception. Les déportés le savent : pour échapper à la mort, il faut quitter la province de Diarbékir, fuir au Sud, atteindre le chemin de fer à Ras ul-Aïn et gagner Alep ; ou bien de Nisibe, à l'Est, atteindre Mossoul mais surtout parvenir au Sindjar."

Le havre du Sindjar

"Cultivateurs et éleveurs, les yézidis du Sindjar sont organisés en une cinquantaine de tribus, toutes de langue kurde, réparties selon une hiérarchie précise; A leur tête, le cheikh Hammo Chero, le maître du Sindjar, est l'artisan du sauvetage de plusieurs milliers de chrétiens, en majorité des arméniens. Sans tenir compte des risques qu'il prend, il les installe et les nourrit. Dès août 1914, des déserteurs chrétiens se réfugient au Sindjar pour fuir la conscription - effective dès cette date, alors que l'Empire n'entre dans le conflit qu'en novembre. Le flot des réfugiés qui parviennent à gagner le Sindjar ne s'interrompt pas. Dès juillet 1915, les réseaux d'évasion vers le Sindjar s'organisent à partir de Nisibe et de Ras ul-Aïn. Les passeurs sont des arabes ou des circassiens - en fait, plus probablement des tchétchènes, car les témoins confondent volontiers circassiens et tchétchènes. Ils font payer, mais, à de rares exceptions près, ils honorent leur contrat. Des circassiens, affirme un témoin chaldéen, viennent de Ras ul-Aïn à Mardin avec leurs bêtes de somme. La nuit, avec la complicité des gendarmes, ils convoient 400 à 500 arméniens vers le Sindjar, moyennant un versement de dix à vingt livres turques. Des arabes du Djabour participent également à ce sauvetage.

Hammo Chero réserve à ces réfugiés des maisons et des tentes, il leur fournit du travail et les nourrit. Il leur donne un emplacement en face de son village où ils construisent des cabanes, puis des maisons de brique. Ils ont même un lieu de prières. Dès l'été, ils travaillent dans les vergers et les vignes. Certains envoient des lettres à Mardin pour que les chrétiens restés là leur fassent parvenir des aiguilles, du sucre et de l'argent qu'ils vont alors échanger d'un village à l'autre contre de l'orge et des lentilles. Lorsque, en octobre 1915, éclate un épidémie de typhus, plusieurs cheikhs, dont celui de Marussa, contraignent les réfugiés à quitter leurs maisons. Hammo Chero propose d'isoler une partie du village et d'y regrouper les malades jusqu'à ce qu'ils guérissent. Lorsque le Sindjar est menacé de famine, les arméniens se rendent chez les arabes de la tribu taï pour se procurer des céréales. Au printemps 1917, après la prise de Bagdad par les Anglais, des arabes montent au Sindjar proposer aux chrétiens de les conduire à Bagdad, moyennant trois livres par personne. Trente Mardiniens les suivent. Ils envoient des messages à ceux qui sont rester au Sindjar pour les engager à venir. Mais la plupart hésitent à quitter leur refuge. Au cours de l'été 1917, certains se font employer par la direction du chemin de fer de Bagdad - dont la construction se poursuit au delà de Ras ul-Aïn - afin de gagner de l'argent et de l'envoyer à leur famille réfugiée dans la montagne. En mars 1918, un corps d'armée ottomane tente de détruire ce réduit rebelle. Le commandant exige que Hammo Chero lui remette ses armes et les chrétiens qu'il protège. Celui-ci convoque les cheikhs de la montagne, leur transmet l'ordre du commandant et leur propose de refuser. L'assemblée est partagée. Hammo Chero exige une décision unanime. Les cheikhs se retirent pour délibérer. Chero n'attend pas et, avec un petit groupe d'hommes, massacre un groupe de soldats ottomans. L'armée envahit alors la montagne et, en dépit des embuscades tendues par les yézidis, les soldats ottomans parviennent au village de Chero qu'ils pillent et incendient. Les chrétiens sont déjà partis et se sont réfugiés dans les sommets de la montagne ou ont gagné le Sud. Dès que le gros de l'armée s'est retiré, les yézidis harcèlent les soldats maintenus sur place et les désarment. Les turcs abandonnent alors le Sindjar. Les chrétiens regagnent les villages où ils demeurent jusqu'à la fin de la guerre. Ceux qui ont quitté la montagne parviennent chez les arabes taï qui les accueillent et les guident tant qu'ils peuvent payer.

Après la guerre, les rares survivants arméniens du sandjak de Mardin subissent les contraintes de l'administration turque. Après la proclamation de la république de Turquie en 1923, ils sont regroupés à Mardin. Les autorités les dépouillent de leurs derniers biens en leur réclamant des arrirés d'impôts et en leur faisant payer un passeport auprix fort. De 1928 à 1930, ils sont expulsés en Syrie. Sur leur passeport est appliqué la mention : "Sans retour possible"."


Yves Ternon, "L'impossible sauvetage des arméniens de Mardin", in La Résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage ; dir. Jacques Sémelin, Claire Andrieu, Sarah Gensburger.

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