ERGENEKON : NOUVELLES ARRESTATIONS ET CINQUIEME MORT SUSPECTE
Le 7 janvier, une nouvelle vague d’arrestations a secoué la Turquie autour de l’affaire Ergenekon. Les aveux obtenus font à nouveau état de plusieurs assassinats projetés, dirigés contre des dirigeants des communautés alévie et arménienne, le Premier ministre et des membres de la Cour suprême d’Appel, toujours dans le but de plonger le pays dans un chaos sécuritaire favorable à un putsch de l’armée.
Lancée dans six villes de Turquie, ce coup de filet a permis d’arrêter plus de trente personnes dont sept généraux à la retraite, un ancien colonel, Levent Göktaş, Ibrahim Sahin, l’ancien chef de la police pour les opérations spéciales, un écrivain, Yalçın Küçük, l’ancien président du YÖK, Kemal Gürüz et des journalistes. Deux jours plus tard, le 9 janvier, un plan retrouvé au domicile d’Ibrahim Sahin, un ancien dirigeant de la police pour les opérations spéciales, a permis aux enquêteurs de découvrir dans un dépôt un arsenal clandestin, avec des munitions, des armes à feu et deux lance-roquettes. Dans une forêt près d’Ankara on mettait également à jour une cache d’armes, toujours grâce à une carte trouvée au domicile d’un suspect : 30 grenades à main, trois lance-flammes, plusieurs explosives, des munitions de différents types. Des armes ont été également saisies au domicile du lieutenant colonel Mustafa Dönmez à İstanbul : Des Kalachnikov, des balles, des fusils de chasse, des jumelles, des baïonnettes et 22 grenades à main. Quant à Mustafa Dönmez, il a pu s’enfuir avant son arrestation et est actuellement recherché comme suspect. Les procureurs font état d’écoutes téléphoniques opérées par la police pour accuser les inculpés d’avoir projeté l’assassinat d’Ali Balkız et Kazım Genç, deux leaders alévis, du président de la communauté arménienne de Sivas, Minas Durmaz Güler. A Sivas, deux grenades à main ont en effet été retrouvées chez le principal suspect du projet d’assassinat de Minas Durmaz Güler, Oğuz Bulut, l’ancien président du Club des idéalistes de Sivas, une association étroitement liée au parti ultra-nationaliste MHP, même si officiellement, ce dernier a tenté de prendre ses distances avec l’association. D’autres sources proches des enquêteurs désignent l’ancien maire d’Istanbul, Bedrettin Dalan, actuellement en fuite aux USA, comme le chef de la section financière du réseau Ergenekon.
Quant aux généraux Kemal Yavuz et Tuncer Kılınç, ils auraient assuré l’entrainement militaire du réseau. Un autre général de brigade, Levent Ersöz, a été arrêté le 15 janvier suspect, alors qu’il rentrait clandestinement en Turquie, en provenance de Russie, pour suivre un traitement médical lié à une maladie de la prostate. Mais le 18 janvier il a été hospitalisé pour des problèmes cardiaques. Selon sa propre fille, Fulya Ersöz, il serait en soins intensifs et gardé inconscient par l’équipe médicale. Levent Ersöz, à la retraite depuis 2003, avait été nommé dans la province de Sirnak, à une époque où la gendarmerie exerçait une telle terreur que la région était surnommé le « Temple de la Peur » ou la « République de Sirnak » pour souligner l’absolue indépendance des forces militaires et para-militaires dans cette partie du Kurdistan de Turquie. Levent Ersöz est ainsi soupçonné d’être à l’origine de nombreuses disparitions et assassinats à auteurs inconnus.
Le 19 janvier, un ancien commandant du JITEM de Diyarbakir, les services secrets de la gendarmerie, sans existence légale officielle, a été retrouvé mort à son domicile d’Ankara et l’autopsie doit déterminer s’il s’agit d’un suicide. C’est en tout cas la cinquième mort « mystérieuse » d’un haut gradé de l’armée depuis le début de l’affaire. Abdulkarim Kırca est le cinquième officier du JITEM à mourir dans des conditions suspectes. Le général İsmet Yediyıldız, soupçonné également d’avoir appartenu à cette organisation est mort dans un accident de voiture. Le commandant Cem Ersever a été retrouvé mort à son domicile, vraisemblablement assassiné, ainsi que les commandants de gendarmerie İsmail Selen et. Hulusi Sayın. Le colonel Abdulkerim Kırca était accusé d’avoir ordonné plusieurs exécutions extra-judiciaires, via un informateur retourné du PKK, Abdülkadir Aygan. Il avait déjà été accusé avec un autre officier, Mahmut Yıldırım, de l’enlèvement et du meurtre de huit personnes. Mais à la suite de désaccords entre juridictions, son dossier avait été transféré du Tribunal militaire du 7ème Corps de Diyarbakir au Tribunal des litiges juridiques à Ankara. Accusé d’avoir fondé une organisation armée illégale, de torture, de trois meurtres, Abdulkerim Kırca encourait la perpétuité. Malgré ou à cause de cela, le président de la république turque, Ahmet Necdet Sezer, l’avait décoré de la médaille d’Honneur de l’Etat. Le colonel était cependant l’objet, ces derniers temps, d’une campagne de presse publiant les accusations des familles de disparus, qui l’accusent d’être à l’origine de centaines de meurtres non résolus dans les années 1990. Le nombre de ces exécutions avait en effet accru de façon spectaculaire tout le temps qu’il servait dans la région en tant que commandant du JITEM. Aussi, après son suicide, l’état-major a stigmatisé la presse pour avoir relayé les témoignages de “soi-disant informateurs”. Le général İlker Başbuğ , chef de l’état-major de l’armée turquea assisté à ses funérailles accompagné d’un grand nombre d’officiers et les commandants des quatre forces de l’armée. Le ministre de l’Intérieur Beşir Atalay était aux côté de la femme du défunt et de ses filles, qui ont publié une déclaration écrite reprenant les accusations lancées par l’état-major contre les journaux : « Nous voyons là l’exemple véritable qui montre comment les gens qui ont servi leur nation avec loyauté renoncent à la vie en raison d’une atmosphère négative répandue par quelques cercles du Mal. Cette irresponsabilité secoue profondément notre noble nation, aussi bien que la famille Kırca. Pour le moment, il n’y a rien que nous puissions faire, hormis espérer que le bon sens vaincra. Notre seule consolation est la solidarité dont ont témoigné ses frères d’armes, des héros, et leur comportement plein de dignité. Si nous avons quelque espoir dans l’avenir ce sera en raison de ce comportement digne. »
Mais l’examen du passé militaire d’Abdulkerim Kırca, à la faveur des récents témoignages rapportés par la presse, montrent des zones beaucoup moins « dignes », tournant toutes autour des agissements et exactions du JITEM. Le commandant Kırca avait pris ses fonctions après que son prédécesseur, Cem Ersever, ait quitté l’armée, en 1993, peut-être en raison de la mort d’un autre commandant de gendarmerie, Eşref Bitlis, tué dans un crash d’avion suspect. Cem Ersever s’était lui-même confié à la presse en 1993 en dévoilant les activités secrètes du JITEM et ses révélations avaient été reprises dans plusieurs ouvrages sur la question, notamment ceux de Soner Yalçın. Cem Ersever avait reconnu avoir été chargé des opérations du JITEM dans le « Sud-Est », soit la région kurde. Il fut assassiné le 4 novembre de la même année, ainsi que sa compagne et son assistant. Toute la documentation qu’il possédait sur le JITEM a disparu. Abdülkadir Aygan, un ancien membre du PKK retourné et servant d’informateur a affirmé avoir vu Kırca tuer de ses propres mains trois personnes à Silopi : Necati Aydın, Mehmet Aydın et Ramazan Keskin, tous trois membres de la branche de Diyarbakir d’un syndicat de professionnels de la Santé. Ils auraient été abattus sur la route de Silopi à Diyarbakir. On retrouve aussi le nom de Kırca dans la fameuse affaire de Susurluk. Kutlu Savaş, auteur d’un rapport commandé par le Premier ministre, mentionne Kırca comme le “planificateur et l’exécutant” de la plupart des exactions commises par les réseaux de l’ombre agissant au sein de l’armée. L’affaire de Susurluk, où un chef de la police, un criminel recherché, membre de la mafia avaient été retrouvés morts dans la même voiture après un accident de la route, en 1996, avait été un des scandales confirmant l’existence d’un « Etat-profond ». Un autre passager, un député, était lié aux milices des Gardiens de Village armés par l’Etat contre le PKK. Selon Kutlus Savaş, le JİTEM était sous le contrôle de la sécurité militaire du l’Est et du Sud-Est anatolien : « Même si le commandement général de la Gendarmerie refuse de l’admettre, l’existence du JITEM ne peut être niée. Il se peut que le JITEM ait été démantelé et éliminé à un certain point, en envoyant son personnel et ses archives en différents endroits. Mais beaucoup des officiers qui travaillaient pour le JITEM sont encore en vie. »
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