mardi, avril 03, 2007

Moines et Brigands

Jacques Soubrier, que la crasse des moines orientaux, et surtout ceux du mont Athos, a particulièrement horrifié émet son premier commentaire favorable envers un religieux, quand il rencontre les derviches de Kirkouk, dont le cheikh porte un nom encore illustre de nos jours (et pour cause !). Seule le rebute la façon dont on devient derviche, le cheikh devant, lors d'un semâ, cracher dans la bouche du murîd, pour peu que le hal (extase) soit sur lui...

"Leur cheikh, très grand seigneur, n'a rien du moine oriental sale et puant. Djemil Talabani el Kadri appartient à l'illustre famille des Talabani. Cela se lit sur son visage, où luit un regard placide et bienveillant ; une barbe soyeuse ennoblit sa physionomie ; chacun de ses gestes se pare d'une onctuosité toute épiscopale ; même, il se sert d'un mouchoir. Je sais déjà qu'il accueille chez lui les pauvres et qu'il baise la main de l'évêque chrétien quand il le rencontre. Nous sommes loin du fanatisme étroit de certains Bagdadois bornées. On a raison de dire que les derviches forment une élite de bonté, de tolérance et de courtoisie.

L'histoire des derviches, m'expliquent Djemil Talabani, remonte aux temps bibliques. Jadis dans les montagnes de Juda, des prophètes déjà vivaient ensemble et exécutaient des danses religieuses.
- Rappelez-vous, me dit-il, le verset du psaume :
"Louez le seigneur au nom des tambourins,
"Louez-le par les cris et les exaltations..."
"Notre tradition rejoint les danseurs sacrés de l'antiquité : le roi David dansait devant l'arche. Sur la terre même de la Bible la coutume s'est prolongée et il existe encore des derviches tourneurs au mont Hydas sur le Sinaï, avec lesquels nous sommes en rapport.
- N'appartenez-vous pas vous-même à une famille dont les origines se perdent dans les ténèbres de l'histoire ?
Le vieux cheikh sourit en inclinant la tête.
- Il est vrai, répondit-il. Quant à notre ordre il a été fondé par un Kurde Abd el Kader el Gilani, enterré à Bagdad. Il eut son heure d'éclat. Rappelez-vous que notre grand-maître sacrait le Sultan en lui remettant l'épée d'Othman"

Et bon Soubrier très curieux, et parfois un peu tenté de se faire derviche, comme il l'avoue, assiste à un semâ. Mais décidément il est trop Occidental pour goûter les charmes d'un semâ qui lui font plus penser aux mystères d'Eleusis, et la vision d'un danseur pris d'extase, qui s'affaisse sur le sol, "dans une demi-inconscience, la bave à la bouche, balbutiant un charabia d'homme saoûl" est trop pour lui : "Avant même la fin de la cérémonie, je quitte la salle. Non, je ne finirai pas derviche."

Et encore, il n'a pas assisté à ce que Sohrawardi décrivait, quand l'âme du derviche décide de rester en haut définitivement, et quand l'arif en bas reste sur le carreau, fou ou tout à fait mort...

Enfin, après Kirkouk, Souleimanieh, où deux Kurdes ravis de régaler un étranger se saoulent avec lui au raki et finissent par s'étriper pour payer l'addition, couteaux sortis, jusqu'à ce que la police arrive, alertée par l'émeute. Comme il le dit lui-même, avec fatalisme : "Les moeurs sont hospitalières, mais rudes.Avec le pays des Kurdes commence le règne de la violence, le mépris de la mort, le culte de l'honneur et le goût du danger..."

Moines et brigands, Jacques Soubrier, chap. VI, Babylone-Khadimain-Kirkouk. J. Susse, collection Voyages et aventures, 1936.

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