vendredi, avril 27, 2007

La Convocation d'Alamut

"Savoir effusant depuis le Hojjat, enseignement qui va des maîtres aux élèves, tissant entre eux la réciprocité du don et de l'obédience, omnicommunication de la gnose : plus il y a de savoir, plus grande est l'obédience, plus stricte est la discipline. L'Ordre graduel est un couvent de lumière, une clôture dont les murailles ont la transparence de la vérité, où le règlement intérieur interdit d'interdire, forclôt la loi, systématise l'usage de la liberté en vertu d'une éthique sévère du dépassement de soi-même."


Christian Jambet, Introduction à La convocation d'Alamût: Somme de philosophie ismaélienne = Rawdat al-taslim (Le jardin de la vraie foi) de Nasir od-Din Tusi.

Nasir od-Dîn Tusî a parfois quelque chose d'un peu agaçant dans son partisanisme obstiné qui le fait tordre toute théorie des âmes et de l'Être dans le sens de l'ismaélisme, sans que sa démonstration ou sa réfutation des autres systèmes soient impeccablement convaincantes. Mais il a de jolies formules parfois, ainsi sur l'angélologie :


"Or la Nature universelle est l'une d'entre les puissances de l'Âme universelle, dont l'ensemble des êtres spirituels en ce monde sont les particularisations. On appelle aussi ces êtres spirituels les anges et l'on dit qu'aucune d'entre les réalités sensibles ne peut exister sans qu'un ange ne l'accompagne. Il conserve et organise l'existence, au point que l'on dise qu'avec chaque goutte de pluie vient un ange. Cela veut dire que la goutte de pluie tombe du nuage dans le même temps où elle prend une forme dans la mesure qui lui convient, de sorte qu'une fois sortie du nuage, ses composantes ne se dispersent pas dans l'air et qu'elle atteigne son but. Ces êtres spirituels qui conservent sa quiddité s'appellent des anges.


Tout comme une pierre qui est jetée en l'air, lorsque la force de ce qui l'a projetée en l'air s'est évanouie, revient naturellement à son lieu propre, cette force qui la ramène à son lieu naturelle s'appelle un ange."

Désormais ne plus ronchonner sous la pluie mais me dire que chaque averse est une pluie d'anges.

S'opposant aux dualistes (Guèbres) de toute sorte, Mazdéens, Zoroastriens, Manichéens, Nasir od-Dîn pose le mal comme accident, ce qui rappelle un autre aphorisme : "Le Bien est ta coutume, ô mon Dieu ! le Mal est ton décret." Mais s'il démarre par des métaphores "écume", "particules de boue" pour illustrer le côté transitoire, inconsistant qu'il accorde au mal, la fin de sa démonstration, évoque fortement le cycle solaire diurne ou annuel, par la régularité infaillible du déclin de la ténèbre sur la lumière, et ainsi laisse en suspens une question qui brûle les lèvres. Quand le Mal a entièrement "fondu" devant la Lumière, que se passe-t-il ? Les Guèbres, eux, disent que tout recommence, comme le cycle solaire passe invariablement par une course, de l'apogée jusqu'à la déréliction, puis la renaissance solsticiale. Pour le moment, Nasir od-Dîn ne nous dit rien de la fin des fins. Attendons de voir où il nous mène...


"Voici encore : le bien effuse du Donateur du bien par essence et le mal a lieu par accident. Par exemple, le bien est comme un grain de blé qu'on sème dans la terre et qu'on arrose. Tandis que le mal est comme l'écume qui, dans le flux de l'eau, consiste en particules de terre. On sait que cette écume apparaît dans le flux de l'eau et non à la source ou dans la substance même de l'eau. Tout se passe parfois comme si la présence dominante de l'écume était si forte que l'on ne voie plus l'eau, qu'on imagine qu'il n'y a plus d'eau du tout et que tout n'est qu'écume. Eh bien, parfois le mal domine et triomphe, il est si puissant que le bien en vient à ne plus être perçu et l'on imagine qu'il n'existe pas de bien du tout et que tout est mal. On est tout près de penser que la lumière du bien s'éteint et que la corruption s'est répandue sur le monde.


Voici l'une des preuves de ces assertions : au commencement, le bien est faible mais il est fort à la fin, tandis que le mal est fort au commencement, faible à la fin. C'est pourquoi, lorsque le bien commence à exister, lui qui est faible alors, le mal se manifeste à lui dans toute la force qu'il possède au commencement. Comme le bien est plus faible, le mal se montre plus puissant, jusqu'à ce qu'au terme il s'avère que la puissance du bien qui est venue graduellement à l'existence atteigne sa fin, et que le mal ne soit plus rien et ne devienne plus rien."

En général, les Ismaéliens ne rigolent pas avec le jugement dernier. Grosse insistance sur le peuple du mensonge, du "semblant" (cad tous ceux qui ne sont pas servants de l'Imam et du Réel) : "Quiconque ne passe pas du monde du semblant au monde de la distinction, et n'aspire pas à quitter les indications de la révélation littérale pour les significations de l'exégèse ésotérique et n'y parvient pas, est un habitant de l'enfer. Quiconque passe du monde du semblant au monde de la distinction et aspire à quitter les indications de la révélation littérale pour les significations de l'exégèse ésotérique et y parvient, est un habitant du paradis. Aussi la liberté à l'état pur, soit que tout ce qu'il faut advienne, est le paradis véritable, tandis que l'opression à l'état pur, soit que tout ce qu'il ne faut pas advienne, est l'enfer véritable."

Une fois que les catégories ont été définies, ceux qui iront en enfer et ceux qui n'iront pas, il nous fait une description assez saisissante de cet enfer, après avoir écarté avec mépris l'image du paradis et de l'enfer dans "ses représentations ordinaires" comme étant des fables, en tout cas des symboles charitablement conçus pour être comprises du vulgaire et des esprits simples : "Allez au rythme des plus faibles d'entre vous".

Non, l'enfer est, comme le mal, la négativité, le manque, l'absence.

"La jouissance de l'âme provient de la perception des intelligibles, lorsqu'elle s'attache à penser le Réel, à parler juste et à agir bien. La jouissance du corps provient de la perception des réalités sensibles, lorsqu'il s'attache à toucher, à goûter, à sentir, à entendre et à voir. Lorsque l'âme se sépare du corps, si l'âme a désiré, de toutes les façons, acquérir les avantages qu'offrent les intelligibles et si l'obscurité des sens n'a pas voilé la lumière de sa liberté, elle demeurera éternellement en une jouissance sans douleur, une joie sans chagrin, une vie immortelle. Elle aura tout ce qu'il lui faut. Mais si elle a désiré ardemment obtenir la jouissance des réalités sensibles de toutes les façons, comme si ses sens étaient les instruments de ses plaisirs sensibles et qu'ils l'ont abandonnée, rien n'empêche qu'elle ne demeure dans la ténèbre de l'iamgination corrompue et de l'imaginaire mensonger. Elle aura tout ce qu'il ne lui faut pas.

Elle ressemble à cet homme à demi tué, les deux yeux arrachés, le nez, la langue, les mains et les pieds coupés, les membres tranchés ; ni vivant ni tout à fait mort, il gît. L'imagination des jouissances qu'il ne pourra plus obtenir par l'entremise des organes corporels le submerge et prend possession de lui. Un désespoir éternel l'envahit, parce que plus jamais il ne possédera cette vie corporelle et ces choses sensibles qu'il imagine. Il ne lui reste qu'un immense chagrin et un regret sans borne qui lui viennent de son état."

En bon Iranien, Ismaélien ou non, pour Nasir od-Dîn, c'est toujours le drame cosmique de la mort et de la renaissance du Soleil qui se joue, c'est-à-dire que tout est, toujours, une histoire de Midi-Minuit.

"Le petit nombre et la faible position des gens du Réel, la puissance des gens de la fausseté sont contemporains tous deux des premiers temps de leur manifestation. Aux tenants du Réel, le commencement est faiblesse, le terme final est puissance. Comme l'aurore dont la lumière, graduellement, s'intensifie jusqu'à ce que le soleil se lève et que le monde s'illumine. Aux tenants de la fausseté, le commencement est puissance, le terme final est faiblesse. N'est-il pas vrai que pour eux, au début, la domination est parfaite, qu'ils prévalent au plus haut point ? A la fin, ce n'est plus le cas et ils ne sont plus rien. Comme l'ombre et l'obscurité de la nuit qui d'abord dominent et prévalent, mais à mesure qu'elle passe et que l'on s'approche de l'aube, la nuit s'évanouit. A la fin de la nuit où l'aurore point, ombre et obscurité ne sont plus rien."

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