L'Agression
J'ai toujours aimé Konrad Lorenz, et les pépites d'humour ou de sagesse subtiles qu'il sait distiller au cours de ses observations.
"... les coraux ayant l'habitude de se développer tout comme les cultures sur les cadavres de leurs ancêtres."
"J'avais toujours eu un certain flair pour les problèmes biologiques intéressants."
"Et voilà que s'offrit à nous la merveilleuse occasion de pouvoir compter quelque chose. Dès que l'homme des sciences "exactes" trouve quelque chose à compter, il en éprouve une grande joie, parfois difficilement compréhensible aux non-initiés."
"L'homme normal civilisé ne fait en général connaissance avec l'agression que lorsque deux de ses concitoyens en viennet aux mains, ou que des aniamux domestiques se battent ; il n'e voit donc que les effets néfastes, et ils lui paraissent d'autant plus néfastes qu'il peut constater l'escalade effrayante qui va de deux coqs se disputant sur un tas de fumier, à deux chiens rivaux, de deux garçons bagarreurs à deux adolescents qui se cassent des pots de bière sur la tête, puis aux rixes de bistrot teintées déjà de politique, pour aboutir finalement à la guerre et aux bombes atomiques."
"Il va sans dire que cela présuppose une autre fonction de l'agression intraspécifique : la défense des petits. Si quelqu'un avait là-dessus un doute quelconque, il lui suffirait de se rappeler que dans beaucoup d'espèces où un seul sexe s'occupe de la progéniture, c'est seulement ce sexe-là qui se montre vraiment agressif envers les congénères, ou qui en tout cas l'est beaucoup plus que chez l'autre. Chez les épinoches, c'est le mâle ; chez certains cichlides nains, c'est la femelle. De même, chez les gallinacés et les canards, où seules les femelles soignent les oeufs et les petits, les femelles sont beaucoup plus intraitables que les mâles, exception faite des combats entre rivaux. A ce qu'on dit, c'est à peu près pareil chez les humains."
Lorenz s'oppose à l'idée que le comportement animal est purement réactif, et montre que le système nerveux central, s'il en est privé, peut produire lui-même ses stimuli, d'où l'apparition de "comportement spontané" chez les espèces.
"Craig s'est livré à une série d'expériences avec des couples de colombes rieuses. Il sépara le mâle de la femelle pendant des périodes de plus en plus longues et vérifia expérimentalement quels étaient, après chaque période de privation, les objets qui suffisaient à déclencher la danse d'amour du mâle. Quelques jours après la disparition de la femelle de sa propre espèce, le mâle était prêt à courtiser une colombe blanche qu'il avait ignorée auparavant. Quelques jours de plus et il s'inclina et roucoula devant un pigeon empaillé, puis, devant un morceau de tissu enroulé et finalement, après plusieurs semaines de solitude, il prit comme objet de son jeu d'amour le coin vide de sa cage où la convergence des lignes droites offrait au moins un point de fixation optique. Physiologiquement parlant, ces observations montrent que lorsqu'un comportement instinctif - en l'occurence la danse d'amour - est arrêté pendant un temps prolongé, le seuil des stimuli qui le déclenche, s'abaisse. C'est un fait si général et qui se produit avec une telle régularité que la sagesse populaire s'en est emparée depuis longtemps et l'exprime dans le proverbe : "Faute de grives on mange des merles." Goethe fait dire à Méphisto : "Avec ce filtre dans les veines, tu verras bientôt Hélène dans chaque femme;" or, si tu es un pigeon mâle, tu peux voir Hélène même dans un torchon ou dans le coin vide de ta prison."
Or c'est peut-être là le fondement de toute extase mystique provoquée par l'ascèse. Privé d'amour, l'ascète finit par se livrer à sa danse érotique dans le coin vide de sa cellule. On enlève la femme, on enlève la pin-up du calendrier, on enlève le torchon et voilà qu'apparaît Dieu. Naturellement tout cela ne poserait aucun problème à un gnostique, par exemple néoplatonicien, ou un soufi qui n'y verrait que cheminement vers le vrai monde, en se dépouillant d'illusions ici-bas, étape par étape, maqam par maqam. Il leur faudrait seulement admettre qu'un animal est plus doué qu'un humain pour l'extase.
L'agression : une histoire naturelle du mal, Konrad Lorenz.
Commentaires
Enregistrer un commentaire