Moines et Brigands : aventures iraniennes
"Le trajet n'en finit pas. Les chevaux sont fourbus, baissent le nez. Après les haltes on a toutes les peines du monde à les faire repartir. Les hommes aussi commencent à rechigner. Depuis trois jours nous ne dormons presque plus. Et les étapes nocturnes usent les nerfs. C'est une tension d'esprit continuelle, une anxiété de chaque instant. Il y aurait sans cela de belles heures dans le silence de cette âpre nature, lointaine, et comme oubliée. Les rares hommes que l'on rencontre paraissent d'un autre âge. Chez les moines de l'Athos j'avais l'impression de vivre au XIII° siècle byzantin ; ici, chez ces brigands, on pourrait se croire à l'époque sassanide. Le changement de milieu finit par transformer votre comportement, modifie même l'individu en profondeur. Certaines notions s'estompent ; d'autres au contraire se revalorisent. La vie, la mort n'ont plus le même prix. D'ici, la France me paraît petite et lointaine, si lointaine que je finis parfois par me demander si elle existe vraiment. Certains détails terre à terre, en revanche, m'absorbent l'esprit, tel l'usure de mes sandales et la fixation de mon pantalon. Il m'arrive de penser que la disparition de ma jument m'a touché davantage que ne l'aurait fait celle d'un de mes compagnons. Et j'en ai honte au fond de moi-même. (Plus tard j'apprendrai de certains camarades de captivité que l'usage des W.C. en commun les aura presque autant affectés que la défaite de la France).
Pour qui nous rencontrerait, ne passerions-nous pas pour d'authentiques bandits ? Barbus, pas lavés, les traits tirés par la fatigue, la soif, nous ferions très bonne figure dans une troupe de brigands."
"Je repenserai souvent à Djemil qui a risqué sa vie pour satisfaire un caprice de voyageur. Souvent je reverrai sa physionomie triste et noble, son regard voilé, ses gestes lents. Cette "amertume des sympathies interrompues" est pour beaucoup dans la mélancolie des voyages. Mais elle en fait aussi la richesse. Il est des heures où l'on se dit, dans le calme d'une chambre citadine : à tel moment, dans telle région sauvage, à mille lieues de la France, j'ai rencontré un homme perdu dans sa brousse ou sa bourgade barbare. Aujourd'hui je pense à lui. Mais lui aussi a dû penser à moi, a dit aux siens : vous rappelez-vous le blanc, le voyageur solitaire qui est passé chez nous, il y a six, huit ou dix ans ? Et l'on a l'impression d'avoir laissé un peu de soi-même à travers le monde, une sorte de semence fugitive, comme si l'ombre de nos pas avait marqué la terre."
Moines et brigands, Jacques Soubrier. Chapitre VIII, Aventures iraniennes.
Pour qui nous rencontrerait, ne passerions-nous pas pour d'authentiques bandits ? Barbus, pas lavés, les traits tirés par la fatigue, la soif, nous ferions très bonne figure dans une troupe de brigands."
"Je repenserai souvent à Djemil qui a risqué sa vie pour satisfaire un caprice de voyageur. Souvent je reverrai sa physionomie triste et noble, son regard voilé, ses gestes lents. Cette "amertume des sympathies interrompues" est pour beaucoup dans la mélancolie des voyages. Mais elle en fait aussi la richesse. Il est des heures où l'on se dit, dans le calme d'une chambre citadine : à tel moment, dans telle région sauvage, à mille lieues de la France, j'ai rencontré un homme perdu dans sa brousse ou sa bourgade barbare. Aujourd'hui je pense à lui. Mais lui aussi a dû penser à moi, a dit aux siens : vous rappelez-vous le blanc, le voyageur solitaire qui est passé chez nous, il y a six, huit ou dix ans ? Et l'on a l'impression d'avoir laissé un peu de soi-même à travers le monde, une sorte de semence fugitive, comme si l'ombre de nos pas avait marqué la terre."
Moines et brigands, Jacques Soubrier. Chapitre VIII, Aventures iraniennes.
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