Entre Qandil et Gezi Park,le BDP tente le grand écart électoral
Après l’annonce par Erdogan de réformes décevantes et quasi-inexistantes, il était prévisible que le parti BDP et le PKK dénoncent l’immobilisme du gouvernement AKP et remettent en question le « processus de paix » (surtout de la part du PKK, qui est encore bien plus impliqué que le BDP avec le retrait de la guérilla en Turquie).
Mais aucune déclaration de déception ou de frustration de la part des diverses ailes du mouvement kurde ne peut réellement infléchir ses choix politiques sans tenir compte de l’assentiment d’Abdullah Öcalan, dont on attendait la réaction.
Le 8 octobre, ce dernier a reçu la visite de son frère (comme en janvier dernier, le frère passe avant le BDP pour cueillir les réactions à chaud) qui a ensuite rapporté ses propos à l’agence de presse DIHA, précisant qu’Abdullah Öcalan avait l’intention de faire part de son opinion le 15 octobre, date qu’il avait déjà donnée comme « ultimatum » à la Turquie pour qu’elle avance concrètement dans le processus de paix.
Mais enfin, selon Mehmet Öcalan, il aurait commenté le paquet de réformes comme n’ayant « aucun rapport avec les Kurdes, que depuis le début du processus de paix, il a été préparé et annoncé par l’État et le gouvernement, et laisse la question kurde de côté », ce qui, du coup, désarme toute critique envers l'absence de mesures concernant la question kurde, laissant presque entendre un calendrier parallèle.
Öcalan s'est par ailleurs dit « satisfait » devant la trêve instaurée et le fait qu’aucune mort n’ait été à déplorer « dans les deux camps » ; cependant, le gouvernement turc devrait paver le chemin afin de permettre l’avancée du processus de paix, lequel ne peut se faire de façon unilatérale (ce qu’il répète depuis mars). Il s’exonère lui-même, au passage des difficultés et points morts qui bloquent la situation, en expliquant qu’il a été tenu à l’écart de tout ces derniers mois et envisageant son retrait éventuel du processus, en laissant le BDP et le PKK se débrouiller sans lui :
« Je ferai part de mes réflexions à la délégation du BDP et de l’État dont j’attends la visite dans les semaines qui vont suivre. Le reste – si le processus avance ou non – est au-delà de ma portée car je n’ai pu faire ma part dans ce processus. Sans cela, nous aurions assisté à des développements et mes conditions en auraient été améliorées. Si l’État et le gouvernement ne parviennent pas à ouvrir le chemin de ma future implication dans le processus, ce sera tout, et je pourrais me retirer des négociations si le processus prend ce chemin. Je ne sais qui prendra part alors aux négociations, peut-être le BDP et Qandil devraient-ils accepter de continuer. »
Au sujet des prochaines élections, au moins locales et législatives (la Turquie pourrait aussi organiser ses présidentielles en plus du référendum sur la constitution) Abdullah Öcalan donne sa vision de ce que devrait être la future gouvernance locale:
« Les décisions doivent être prises tous ensemble, et non par les seuls maires ou conseils municipaux. Il doit y avoir une organisation de base commune et les gens doivent réguler les municipalités dont l’administration doit reposer sur un système de co-présidence et la participation du public. »
Au-delà de la supposée « participation du public » qui est mise en avant mais semble un peu difficile à établir dans la réalité, est-ce une volonté de restreindre l’autorité ou la marge de manœuvre ou les initiatives des futurs élus municipaux, mais au profit du qui ? du KCK ?
Le 15 octobre, une délégation du BDP composée de Pervin Buldan et d’Iris Baluken rencontrait à son tour Öcalan à Imrali et il fut confirmé que le mécontentement conjoint du BDP et du PKK/KCK allait être modéré par la vision modérément optimiste de leur leader. Öcalan a répété qu’il espérait toujours en la réussite de ce processus de paix, mais que la Turquie devait faire passer ce processus « de grande portée » « à la vitesse supérieure » :
« J’ai présenté mes propositions à l’État par écrit et verbalement. J’attends la réponse de l’État pour des négociations sérieuses et profondes. »
Selon Pervin Buldan, s’exprimant auprès de l’AFP, le leader du PKK estime que ce processus de résolution n’a cependant connu ni avancée ni établissement d’une base juridique, mais qu’il ne désespérait pas encore.
Abdullah Öcalan a confirmé aussi son appel du pied aux Kurdes plus religieux que révolutionnaires (son discours de mars était une exaltation de la fraternité musulmane que n’eût pas reniée l’AKP) en souhaitant la tenue d’un « congrès islamique démocratique à Diyarbakir, afin de contrer l’influence de « cercles qui trahissent l’islam comme Al-Qaeda et Al-Nusra », qui essaient, tout autant que le PYD, de recruter des jeunes Kurdes pour le front syrien.
Le BDP n’ayant pas commenté ni contesté l’opinion d’Öcalan, l’autre réaction attendue était celle de Qandil et surtout de son tout nouveau commandant, Cemil Bayik.
Le 22 octobre, celui-ci déclarait que ses troupes étaient « prêtes à rentrer en Turquie » si le gouvernement ne faisait pas redémarrer le processus de paix (là encore, le discours est le même que celui tenu durant tout l’été). Cemil Bayik a répété, après Öcalan (et même mot pour mot), qu’il fallait entamer des négociations « sérieuses et profondes » mais en menaçant d’une « guerre civile » en Turquie dans le cas contraire.
Les demandes n’ont pas non plus varié : l’amélioration des conditions de détention du président du PKK, des amendements à la constitution (le paquet de réformes étant jugé « vide), et la participation d’une tierce partie dans le processus.
Sur la question syrienne, Cemil Bayik considère que la Turquie a déplacé son front contre les Kurdes (ce qui, d’ailleurs, peut se dire de même du PKK, interdit d’actions armées en Turquie depuis mars) et accuse Fethullah Gulen, à la tête d’une puissante confrérie religieuse en Turquie et au Kurdistan, de recruter et d’entraîner des « groupes de bandits » islamistes pour combattre les Kurdes en Syrie. Par contre, Bayik nie tout envoi de combattants du PKK pour renforcer les YPG syriens : « Nous ne voulons pas les envoyer au Kurdistan occidental. Si le gouvernement turc le souhaite, le champ de bataille est au Kurdistan du nord. » Cependant, des Kurdes du PKK originaires de Syrie sont retournés se battre dans leur région d’origine, et de nombreux jeunes au Kurdistan de Turquie sont désireux de rejoindre les rangs des YPG, puisque la guérilla est censée se retirer totalement du Kurdistan de Turquie.
Enfin Cemil Bayik s’est montré, comme toujours, critique sur la réussite du Kurdistan d’Irak en la qualifiant de fondée sur « le pétrole, le gaz et l’économie » et ne « servant pas la question kurde » : « La Turquie avait l’habitude de combattre au Kurdistan du sud sur le terrain mais maintenant ils veulent gagner la guerre à l’intérieur de la forteresse. »
Hormis ces propos qui ne diffèrent guère des discours de ceux de Murat Karayilan, il n’y a pas eu, pour le moment, d’actions ou de réactions particulières de la part du PKK. Mais on apprenait il y a quelques jours, que Cemil Bayik avait procédé à des changements de personnes dans la structure de direction du KCK, remplaçant, par des gens à lui, des responsables en poste du temps de Karayilan, à savoir Ahmet Deniz qui était à la tête du bureau de relations du PKK, son adjoint Roj Welat, qui était aussi rédacteur en chef du site d’informations Firat News, Duyari Qamichlo qui supervisait les media, Heval Demhat, « coordinateur en chef » de Qandil, Hevak Heqi, qui travaillait aussi dans les media.
Un responsable du PKK, Zagros Hiwa, membre du comité des relations étrangères du PKK, a déclaré à Basnews qu’il ne s’agissait que d’un remaniement interne normal et non le signe ou l’aboutissement d’un conflit, même si Basnews fait état de « tensions » au sein de leadership de Qandil (ce ne seraient pas les premières depuis 1999).
Tout à l'opposé de Qandil et d'une guérilla vieille de 30 ans, la formation du tout nouveau Parti démocratique du peuple (HDP), dont on dit qu'il doit son existence à la « suggestion » d’Abdullah Öcalan, lorgne du côté des mouvements citoyens et urbains de Gezi Park, en regroupant le BDP et plusieurs autres petits partis de gauche turcs, afin de prendre des voix au CHP (premier parti d’opposition, avec une idéologie de gauche laïc et très nationaliste), lors des prochaines élections.
Le HDP se veut une troisième voie pour les opposants à l’AKP (et notamment aux Alévis) que la ligne du CHP ne satisfait pas entièrement et qui vote pour ce dernier par défaut. En fait, BDP et HDP se partageraient la Turquie : le BDP faisant campagne à l’est, le HDP à l’ouest, visant particulièrement les Alévis qui rassemblent 60% des électeurs du CHP et une bonne partie de la contestation de Gezi Park, peu encline à suivre la ligne nationaliste du CHP ((les gauchistes, les féministes, les LGBT, les Arméniens, etc., même si le BDP et les Kurdes ont peu suivi ce mouvement).
Mais le handicap du HDP est de paraître, aux yeux de l’opposition turque, comme une création d’Öcalan, même si cela est nié par ses responsables (dont certains, comme Tuncel et Kurkcu, sont tout simplement des figures du BDP qui ont démissionné pour rejoindre leurs nouvelles fonctions). Le récent virage islamophile d'Öcalan ne sera pas pour se concilier les Alévis, alors que, d’un autre côté, le caractère « progressiste, pro alévis, pro LGBT et tout ce que l’on veut, affiché par le HDP ne fera qu'amener l’électorat kurde provincial et conservateur à rester fidèle à l’AKP, comme le fait remarquer le député kurde plutôt religieux Altan Tan :
« Une grande partie de cette gauche marginale est en contradiction avec la religion et l’islam. Et ni les Kurdes islamistes ni les musulmans turcs ne leur sont favorables en général. Même certains milieux libéraux sont en opposition avec cette gauche marginale. Si bien que le projet HDP, qui était supposé rassembler fous les libéraux démocrates, les musulmans démocrates et la majorité du peuple kurde, s’est rétréci à un projet limité à la gauche marginale turque. » (Monitor).
Le HDP peut rencontrer un certain succès à Istanbul : Sirri Sureyya Onder, ancien parlementaire affilié au BDP s’y portera certainement candidat pour le HDP, car il y est populaire, et donc contrer le CHP. Le HDP peut ainsi avoir ses chances dans toutes les municipalités turques où le mouvement de Gezi Park a eu un écho, et (peut-être) à Dersim où le CHP barre le plus souvent la route au BDP.
Le reste de l’électorat kurde se partage depuis des années entre BDP et AKP, oscillant au gré des espoirs et des promesses tenues et (surtout) non tenues par l’AKP. La dernière fois, la politique de surplace d'Erdogan concernant la question kurde avait bénéficié au BDP. Mais pour mars 2014, le même surplace politique peut amener une défaveur envers le BDP puisque c’est Öcalan qui est apparu comme son artisan et initiateur principal, avec le discours du 21 mars 2013.
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