Le dieu victime : Jésus


El Greco, 1585-90, Rijksmuseum, Amsterdam


Dans les Evangiles, l'enseignement de Jésus et la Passion constituent donc le développement rigoureux d'une logique paradoxale. Tout ce qui rend un être divin aux yeux des hommes, le pouvoir de séduire ou de contraindre, l'aptitude à s'imposer irrésistiblement, Jésus n'en veut pas.

J'ai toujours préféré ce sens-là donné à la crucifixion à ces histoires si facilement nauséabondes de sang versé pour le rachat, de sacrifice essentiel, nécessaire, comme un message de mort : Il n'était pas venu sur terre pour mourir, mais si cela ne pouvait être évité, alors il irait jusqu'au bout, "pour la Vérité" ; ce qui rend plus cohérente la prière du jardin des Oliviers : "s'il faut en passer par là" mais seulement s'il n'y a pas d'autre moyen.

On dirait qu'il veut tout le contraire. En réalité, il ne désire pas l'échec mais ne s'y dérobera pas si seul ce moyen lui permet de rester fidèle au Logos du Dieu des victimes. Ce n'est pas le goût de l'échec qui secrètement le motive, mais la logique du Dieu des victimes qui le conduit infailliblement à la mort.
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Dans un monde violent, le divin pur de toute violence se manifeste obligatoirement par l'intermédiaire de l'événement qui fournit déjà au sacré violent son mécanisme générateur. L'épiphanie du Dieu des victimes suit la même "route antique" et passe par les mêmes phases exactement que toutes les épiphanies du sacré persécuteur. En conséquence de quoi, pour le regard violent, le Dieu des victimes ne se distingue absolument pas du Dieu des persécuteurs. Notre pseudo-sciences des religions repose toute entière sur la conviction qu'il n'y a pas de différence essentielle entre les diverses religions.
Cette confusion affecte le christianisme historique, le détermine jusqu'à un certain point. De nos jours, l'antichristianisme s'efforce de la perpétuer. Il s'accroche désespérément à la théologie la plus sacrificielle pour ne pas perdre ce qui le nourrit, pour se croire toujours habilité à dire : le christianisme n'est qu'une religion de la violence parmi d'autres, voire même la pire de toutes.
Le Logos du Dieu des victimes est à peu près invisible aux yeux du monde. Quand les hommes réfléchissent à la façon dont Jésus mène son entreprise, ils ne voient guère que son échec, ils le voient même de mieux en mieux et, forcément, ils le voient comme définitif, sans appel.
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Plus elle s'enfonçait dans le confort intellectuel et matériel, plus la chrétienté oubliait les rapports mimétiques entre les hommes et les processus qui en résultent. D'où la tendance des anciens exégètes chrétiens à fabriquer un Job imaginaire qui passe pour préfigurer le Christ par sa sainteté morale, par ses vertus, notamment par sa patience, alors qu'en réalité Job est l'impatience même.
Il est facile de se moquer de la conception chrétienne du prophétique. Et pourtant, comme toutes les idées authentiquement chrétiennes, la figura Christi recèle une grande vérité, mais une vérité peu à peu discréditée et de nos jours complètement rejetée par les chrétiens eux-mêmes, seuls responsables pourtant de sa stérilité relative. Ils n'ont pas su s'emparer concrètement de cette idée, la rendre vraiment utilisable. Sur ce point comme sur tant d'autres, l'impuissance à maintenir le Logos du Dieu des victimes dans toute sa pureté paralyse la révélation. Elle contamine de violence la non-violence du Logos et fait de celui-ci une lettre morte.
René Girard, La Route antique des hommes pervers.

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