Le dieu des victimes : le Paraclet
Pieter Brueghel l'Aîné, 1564, Kunsthistoriche Museum, Vienne
Et donc voilà qu'arrive en bout d'histoire le champion des victimes, celui qui en même temps répond enfin à Job, sur cette question du juste châtiment, en disant qu'il n'y a pas de réponse appropriée à une question mal posée :
Lorsque Job montre que la justice ne règne pas dans le monde, lorsqu'il dit que la rétribution au sens d'Eliphaz n'existe pas pour la plupart des hommes, il croit s'en prendre à l'idée même de Dieu. Mais Jésus, dans les Evangiles, fait siennes très explicitement toutes les critiques de Job contre la rétribution. Et il n'aboutit visiblement pas à l'athéisme.
À ce moment survinrent des gens qui lui rapportèrent l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices. Il leur répondit : "Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tout de même.
"Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu'elle a tuées, pensez-vous qu'elles étaient plus coupables que tous les habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière." (Luc, 13, 15).
Pour la Bible de Jérusalem, "l'enseignement … est clair : pas de relation directe et précise entre faute et calamité". Les athées qui reprennent les arguments de Job contre la rétribution sont moins éloignés des Evangiles que les chrétiens tentés de reprendre les arguments d'Eliphaz en faveur de cette même rétribution. Il n'y a pas de correspondance nécessaire entre les malheurs qui frappent les hommes et un quelconque jugement de Dieu.
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Dieu fait briller son soleil et tomber la pluie sur les justes comme sur les injustes. Il n'arbitre pas les querelles entre les frères. Il sait ce qu'il en est de la justice humaine.
Est-ce à dire que le Dieu des victimes est une espèce de Dieu fainéant qui renonce à intervenir dans le monde, le deus otiosus dont certains ethnologues croient trouver des traces au-dessus des dieux violents dans beaucoup de religions primitives, le dieu auquel on ne sacrifie pas car il ne peut rien pour les hommes ?
Absolument pas. Ce Dieu n'épargne rien pour secourir les victimes. Mais s'il ne peut pas contraindre les hommes, que peut-il faire ? Il cherchera d'abord à les persuader. Il leur montrera qu'ils se vouent eux-mêmes auscandale par leurs désirs qui s'entrecroisent et se contrecarrent à force de s'imiter.
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Ce Dieu ne peut pas agir "à main-forte" d'une façon que les hommes tiendraient pour divine. Quand les hommes croient lui rendre hommage, presque toujours ils honorent sans le savoir le dieu des persécuteurs. Ce Dieu ne règne pas sur le monde. Ce n'est pas son vrai nom, ni lui-même que les hommes sanctifient. Ils ne font pas sa volonté.
J'aime beaucoup cette réflexion qui amène la question que l'on devrait toujours se poser : Quand tu pries, même avec les meilleures intentions du monde (et comme dit Jankélévitch, hormis Macbeth et Boris Godounov, tout le monde a bonne conscience), quel Dieu pries-tu ?
Est-ce que j'exagère l'impuissance de ce Dieu ? Je ne fais que reprendre mot pour mot les paroles de Jésus à son Père :
Que votre nom soit sanctifié.Que votre règne arrive.Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Cette prière n'aurait pas de sens si la volonté divine, sans cesser d'être divine au sens du Dieu des victimes, sans cesser d'être elle-même, pouvait briser l'obstacle que lui oppose la volonté des hommes.
Ces paroles sont des prières. Dieu ne règne pas mais il régnera. Il règne déjà pour ceux qui l'ont reçu. Par l'intermédiaire de ceux qui l'imitent et imitent le Père, le Royaume est déjà parmi nous. C'est une semence qui vient de Jésus et que le monde ne peut pas expulser, même s'il s'efforce de le faire.
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Autre preuve que Dieu ne prétend pas régner sur le monde : il nous en révèle le roi et ce n'est pas lui, mais toujours son adversaire acharné, Satan, l'accusateur et le persécuteur. Pour peu qu'on y réfléchisse, on comprend que le défenseur des victimes, le Paraclet, doit avoir pour adversaire le prince de ce monde, mais il ne s'oppose pas à lui par la violence.
René Girard, La Route antique des hommes pervers.
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