(...)
– Tu es un ami bien tiède et hésitant ! Imagine que le hamako ait poussé sa folie plus loin, to compagnon était tué sous tes yeux, à ta honte éternelle, toi qui, à cheval et en armes, n'avais pas remué le petit doigt pour le défendre !
– Sarrasin, je n'irai pas par quatre chemins : j'ai pris l'olibrius pour le diable, et, comme il est de ton lignage, j'ignorais quel secret de famille vous pouviez vous murmurer à vous rouler avec cette intimité sur le sable.
– Tes quolibets ne font pas une réponse, frère Kenneth ! Car, sache-le, mon assaillant eût-il été en réalité le Prince des ténèbres lui-même, tu n'en étais pas moins requis de l'attaquer pour secourir ton camarade. Qui plus est, ce qu'il peut avoir de dément ou de démoniaque chez ce hamako regarde davantage ta lignée que la mienne puisque, pour tout te dire, il est l'ermite que tu recherches.
– Ah çà ! s'exclama Sir Kenneth, les yeux fixés sur la silhouette athlétique mais décharnée qu'il avait en face de lui, tu te moques, Sarrasin, il ne peut s'agir du véritable Théodoric !
– Pose-lui la question si tu ne veux pas me croire.
Il n'avait pas fini que l'ermite confirmait ses dires.
– Je suis Théodoric d'Engaddi. Je suis l'arpenteur du désert. L'ami de la croix et le fléau de tous les infidèles, hérétiques et adorateurs du diable. Arrière, arrière ! À bas Mohammed, Termagant et tous leurs sectateurs !
Là-dessus, il tira de dessous la toison velue dont il se vêtait une sorte de fléau ou de massue, faite de deux bras de métal articulé et avec une remarquable dextérité la fit tournoyer comme une fronde au-dessus de sa tête.
– Contemple ton saint ! dit le Sarrasin.
Pour la première fois, il riait : Sir Kenneth ouvrait de grands yeux en suivant la gesticulation forcenée, accompagnée d'opiniâtres marmonnements, de Théodoric qui, après avoir projeté son fléau dans toutes les directions, apparemment sans s'inquiéter de savoir s'il heurtait l'un ou l'autre crâne au passage, termina par une démonstration et de sa force et de la puissance de son arme, en en pulvérisant d'un coup bien appliqué une grosse pierre à sa portée.
– Mais c'est un fou ! dit Sir Kenneth.
– Il n'en est pas moins saint, répliqua le musulman, qui s'appuyait sur la célèbre croyance selon laquelle les fous sont directement inspirés par Dieu. Rappelle-toi, chrétien, que, lorsqu'un œil est éteint, l'autre devient plus perçant ; que lorsqu'une main est coupée, l'autre n'en acquiert que plus de force ; il en va de même lorsque notre raison touchant les choses d'ici-bas est dérangée ou détruite : notre vision des choses célestes se fait plus aiguë et plus parfaite.
À ce moment, la voix de l'ermite couvrit celle du Sarrasin : il avait entrepris de psalmodier, s'égosillant sans retenue :
– Je suis Théodoric d'Engaddi ! Je suis le flambeau du désert, le fléau des infidèles ! Le lion et le léopard me tiendront compagnie, ils viendront s'abriter dans ma cellule et la chèvre n'aura plus peur de leurs crocs. Je suis la torche et la lanterne : Kyrie eleison !
Son chant se termina sur une brève ronde, laquelle fut suivie d'un triple saut qui l'aurait fait remarquer dans un gymnase, mais qui s'accordait si mal à sa qualité d'ermite que le chevalier écossais, troublé, en resta confondu.
Le Sarrasin semblait mieux le comprendre :
– Tu le vois bien : il attend de nous que nous le suivions jusqu'à sa cellule, qui est du reste notre seul refuge pour la nuit. Le léopard c'est toi, à en croire le blason qui orne ton écu ; par mon nom, je suis le lion ; pour la chèvre, il y a lieu d'entendre lui-même et sa vêture animale. Mais ne le perdons pas de vue : il file tel le dromadaire !
(à suivre...)
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