mardi, mai 19, 2009

L'ennuagement du cœur

Sentimental comme il était, Rûzbehân ne pouvait être que sensible au lienmurshid/murîd et là-dessus, la prédominance du Maître, dans ce qu'il a de personnel, par rapport à l'institution va influencer nombre de confréries soufies postérieures et peut-être de maîtres ultérieurs, même si lui-même est un uwaysî, un élève de Khidr et non d'un murshîd terrestre. C'est qu'il est, sans doute, plus murshid que murîd (dans le cas où ce serait une prédisposition de l'âme d'être plus l'un que l'autre), comme Nadjm ad-Dîn Kubrâ, et un murshid parfois épris de ses murîds, puisqu'il eut des disciples féminins et qu'il est possible que la belle cantatrice turque dont, selon Ibn Arabî, il fut éperdument amoureux soit devenue ensuite une de ses élèves.

"Pour Rûzbehân, la personne du maître, et pas tant l'institution, est le pilier de l'éducation spirituelle. Le parcours du mystique est enraciné dans l'aspiration du mystique parce que, le soumettant à son but constitutif de l'aspiration - il n'y a pas d'aspiration en soi, car elle est toujours en acte dans son but ou elle n'est pas -, elle le soumet de facto à l'autorité d'un maître, d'une règle de vie, donc d'une tradition. La théorie mystique implique donc une élucidation de l'origine de l'aspiration qui fait de l'individu un murîd, un aspirant, et le membre d'un ordre constitué. Or, pour Rûzbehân, la préexistence des esprits est une donnée première, et l'aspiration fait partie de l'essence de l'esprit dans le ciel. Elle est aussi un attribut de Dieu, et est inséparable de la compatissance. L'aspiration fait donc partie de la nature créée, comme dimension primitive qui fait la temporalité de la créature."

Comme, plus tard Nadjm ad-Dîn Kubrâ, Rûzbehân met cependant comme condition au but ultime de l'aspiration, le renoncement à cette aspiration, soit l'objet du désir au-delà du désir, une forme de détachement que ne renierait pas Maître Eckhart :

"c'est ainsi qu'il affirme : "l'aspirant est celui qui s'est engagé dans les étapes spirituelles par la vision des états spirituels. Il désire de Dieu l'union à Dieu. " Le but de l'aspiration est celui qui est parvenu au terme de la pureté élective. Son Dieu l'a choisi pour Lui-même ainsi "C'est pour Moi que je t'ai édifié" [Cor., XX=43]" [Shahr : 564-565]. Cette position implique un renoncement de l'aspiration à elle-même. Mais il ne peut y avoir d'expérience mystique que si existe déjà dans le mystique cette aspiration qui l'oriente vers Dieu, que l'on pourrait interpréter en termes de liberté. La question est de savoir comment il peut y avoir une autonomie de l'aspiration dans la créature, et, en même temps, domination de la volonté sur cette aspiration."
Plus tard, Mollâ Sadrâ résoudra, pour lui, cette question de libre arbitre et d'impératif divin. Là-dessus, Mollâ Sadra a un peu une attitude jankélévitchienne : l'amour résout toujours tout :

"A ce stade, l'homme atteint le monde de l'impératif, il perd sa condition créaturelle, soumise, pour une transfiguration qui le place désormais au coeur du monde de l'impératif. Il vit à l'impératif, étant plus qu'éteint en Dieu. Or le couple liberté/contrainte désigne tout un champ de discussions qui tournent toutes autour de l'opposition du libre arbitre et de la nécessité. Le libre arbitre est une illusion du même ordre que celle qui fait croire que la religion, et le destin de l'homme, relèvent de la contrainte divine et de son acceptation. La critique sadrienne du libre arbitre ne fait qu'un avec sa critique de la contrainte en religion, parce qu'il a parfaitement vu que les deux concepts étaient solidaires l'un d el'autre.
Il oppose au régime de la contrainte et du libre arbitre les quatre rpédicats du monde de l'impératif : volonté, dilection (mahabba), amour ('ishq) désir ardent (shawq). La volonté, c'est la spontanéité impérative de Dieu. L'amour est le secret de l'essence divine. Le désir est l'essence même des existants émanés de Dieu. Les mo'tazilites ont donc tort, selon Sadrâ, d'opposer leurs arguments, favorables au libre arbitre, aux arguments de ceux qui font de Dieu le seul agent de nos actes. La question est mal posée. Elle confond liberté créaturelle et liberté impérative, et nous engage dans des voies sans issue, que seuls exploiteront les tenants d'un ordre juridique passant pour le fin mot de la religion. Avec prudence et avec ironie, Mollâ Sadrâ accorde que les statuts juridiques nés de la lettre des commandements coraniques doivent être appliqués. Mais ils ne concernent pas la religion, qui ne leur conteste pas leur validité au nom d'un quelconque libre arbitre, inséparable de la contrainte, mais qui est d'un autre ordre, bien supérieur. La liberté authentique suppose le partage de l'ésotérique et de l'exotérique. Elle est spontanéité divine vécue dans le coeur du fidèle. A la cité revient le domaine étroit de la contrainte, hors de la cité, là où il est question de l'être, et de l'acte d'être, la liberté restaure le droit du désir essentiel et de l'amour intégral."
L'Acte d'être : La Philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Christian Jambet.
Enfin, avant Ibn Arabî, Rûzbehân voit Dieu comme un murîd, en ce sens qu'il est à la fois murîd et murshîd du murîd :

"Car c'est Dieu qui est son aspirant (murîd), c'est Dieu qui est son guide (murshid), et Dieu est son compagnon."

Ce que Nadjm ad-Dîn va éprouver lui-même, envers les siens, et peut-être surtout Madjd ad-Dîn le disciple bien-aimé :

"Si l'aspiration du disciple est nécessaire pour initier son rapport au maître, elle se retourne ensuite, de sorte que c'est le maître qui aspire à son disciple et ne le relâche pas tant qu'il n'a pas atteint son but. En se soumettant au maître, celui-ci s'empare de lui, et c'est comme s'il avait été enlevé à lui-même, de sorte qu'il se trouve "comme le cadavre entre les mains du laveur de morts".

Najm al-Dîn Kubrâ, La Pratique du soufisme : Quatorze petits traités, trad. Paul Ballanfat, avant-propos, la hiérarchie spirituelle.

Dieu l'éprouve de même envers son "prédestiné", celui qui est déjà murîd de par sa condition, même s'il l'ignore, même s'il l'a oublié et qui est donc aspirant aspiré, tout comme Dieu lui-même, murîd et murâd :

"D'abord Dieu envoie un ange à l'esprit pour le réveiller et lui dire sa condition [mashrab : 117-118]. L'aspiration est là celle de Dieu, qui est donc aspirant pour sa créature, elle-même but de son aspiration. L'aspiration de Dieu s'accomplit alors par la repentance, la conversion à Dieu, qui amène le mystique à se donner la connaissance pour but. La passion est encore la forme primitive de son aspiration, et le mystique est déjà aspirant, mais son but est caché oar un voile, car c'est à travers ses passions qu'il perçoit Dieu. Le mystique devient réellement aspirant lorsqu'il est un itinérant et plus seulement un ravi, majdhûb."

Rûzbehân avait en vision l'assurance qu'il était membre haut placé de cette hiérarchie spirituelle, un des Sept. Le problème est que, comme les Quarante, ces grands saints

"sont visibles mais ne se montrent pas, car ils ne font pas étalage de leur rang et de leurs pratiques, et masquent même leur sainteté, à l'instar desmalâmî."

Or Rûzbehân n'a jamais caché ni sa sainteté ni le rang qui lui avaient été révélées. Même Tirmidhî en parla, quelque fois. Or, en tout logique, c'est celui qui le dit qui n'y est pas...

Via Abû Bakr al-Kattânî, on a, en tout cas, toute une carthographie des saints, "complétée" par Rûzbehân :

"Une autre tradition citée d'après Abû Bakr al-Kattânî nomme les différents types de saints et les rapporte à des lieux précis formant une véritable géographie spirituelle, complétant l'aspect historial décrit dans le premier hadîth. Les trois cents chefs, nuqabâ', demeurent au Maghreb, les soixante-dix nobles, nujabâ, en Egypte ou au Levant, les quarante substituts, budalâ', en Syrie, les sept vertueux, akhyâr, voyagent sur toute la terre, les trois, les quatre, suivant les manuscrits, soutiens, 'umadâ', sont cachés dans les coins de la terre comme l'indique leur nom, et le ^pôle, quant à lui, réside à La Mecque, comme pour Ibn 'Arabî. Rûzbehân complète ailleurs cette première géographie [Shahr : 10]. Il y a douze mille saints qui se trouvent au Turkestan [Asie centrale], en Inde et en Afrique orientale et en Abyssinie ; quatre mille dans le Rûm [Europe], le Khurâsân et l'Iran ; quatre cents sur les rives des mers dans les régions maritimes ; trois cents qui possèdent des confréries au Maghreb et en Egypte ; soixante-dix qui se trouvent au Yémen, à Tâ'if, à La Mecque, au Hijâz, à Basra et à Batâ'ih (Wâsit) ; quarante en Irak et en Syrie ; dix à La Mecque et à Jérusalem ; sept qui parcourent la terre entière en permanence ; trois dont l'un est de Perse, l'autre arabe et le dernier de Rûm. Seul le pôle, ou qutb ou ghawth, n'est pas situé dans un lieu, mais les propos précédents le situent à La Mecque. On a ici affaire à une double territorialisation, à la fois spirituelle, idéale et concrète, physique, puisque la particularité du saint est de spiritualiser le monde corporel. S'ily a donc nécessité d'une hiérarchie spirituelle, c'est pour que puisse apparaître un royaume idéal, une géographie spirituelle dans le monde pour qu'il se maintienne en y puisant son orientation."
Le Pôle du Monde, à l'image de Khidr, est souvent un adolescent mal élevé, violent, provocant, ou au comportement psychotique. Nombre de grands ascètes se sont fait bousculer par le Pôle et Khidr (et il se peut qu'ils soient le même). Nombre de policiers, de nos jours, ont dû passer les menottes au Pôle du Monde et l'amener au poste.

89.- On a rapporté qu'un soufi a dit : "J'entrai dans une mosquée de Tarsûs et j'y vis une assemblée qui discutait de la science des principes. Il y avait un adolescent assis à côté d'eux qui écoutait, vêtu d'un manteau doublé de fourrure." Il reprit : "Je regardai l'adolescent, et voilà qu'il avait disparu de dessous le manteau, si bien qu'il n'y avait plus personne dessous. Soudain, il réapparut. Il était là, vivant, sous le manteau. Il venait doucement jusqu'à ce qu'il soit bien assis, sous le manteau. Lorsqu'il fut bien installé, il demanda : "Etiez-vous là ?" Et il s'éloigna derrière un voile, car les gens de la maison ont des secrets." Il dit : "Puis il disparut de notre vue derrière un voile avec son manteau, et je ne sais où il s'en est allé."


90.- Al-Duqqî a dit : "J'ai entendu al-Daqqâq dire : "Je me trouvai à La Mecque dans le sanctuaire sacré auprès d'Abû Ja'far al-Haddâd lorsque je vis un adolescent tourner autour des gens en disant : 'Une nouvelle vous est donnée, vous avez entendu une nouvelle.' Or Abû Ja'far dit : 'En effet, j'ai une nouvelle.' L'adolescent leva la main, frappa le visage de Ja'far d'un soufflet, et dit : 'Par Dieu ! Tu n'as aucune nouvelle !' Puis il entra dans la procession et se mit à accomplir de très nombreux tours, en nombre infini. Puis il s'arrêta au bord du lieu de procession. Nous nous levâmes et nous le regardâmes. Et voici que soudain il quitta le monde." Al-Daqqâq ajouta : "Je suis de ceux qui le bénirent." Ceux-là sont ceux qui, avec leur éminence et la perfection de leur connaissance, furent frappés par le chagrin et la stupeur sous les dais de Sa majesté, si bien qu'un groupe demeura, des années durant, la proie de l'océan comme Abû Yazîd al-Bistamî, Dhu-l-Nûn al-Misrî, Bahlûl le fou, Ma'ruf al-Karkhî, Sarî al-Saqatî, Abû Hamza le soufi, Samnûn l'amant, Abû Bakr al-Daqqâq (al-Zaqqâq al-kabîr), Abû-l-Husayn al-Nûrî, et d'autres comme eux ainsi que les principaux guides et maîtres spirituels."
Avant-propos de Paul Ballanfat à L'ennuagement du coeur, de Rûzbehân.

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