Aujourd'hui, 10 heures, Saint-Joseph, Ankawa

Et donc le matin, réveillées toutes deux à 5h20. Mais depuis trois semaines que ça dure, je ne m'en étonne même plus. De toute façon, je sais qu'en France ça ne durera pas. On prend nonchalamment le temps de se préparer, de boire trois nescafé (j'emmène toujours du nescafé au Kurdistan pour profiter des endroits où l'on peut demander à ce que l'on vous serve de l'eau chaude plutôt qu'un thé), de nous faire amener un taxi par le Medya Palace qui nous mène à Erbil. Comme le taxi est de Shaqlawa et ne sait pas où se trouve le Shireen Palace, on fait à nouveau les guides urbaines.

De retour au Shireen Palace (ils nous remettent très bien), on apprend que le prix des chambres a baissé de 10 000 dinars en deux ans (encore un mystère ou serait-ce que Khosrow les terrorise encore ?). On pose les sacs dans la première chambre libre en expliquant qu'on est TRES pressé et on refile prendre un taxi pour Ankawa. En effet, n'étant pas officiellement, cette fois, invitées par le (mon)Seigneur de ces lieux, il est hors de question de débarquer avec nos sacs à l'évêché qui, si ça se trouve, est blindé d'invités-évêques venus pour le synode.

Arrivées à 9h30 près de l'église Saint-Joseph, il faut d'abord que Roxane se munisse en clopes. Puis on remonte la rue, passant devant l'évêché, dont la porte est ouverte, mais on entre directement par la porte latérale de l'église, sans encombre ni contrôle, apparemment les gardiens nous remettent bien... De même les gosses, dont certains viennent nous dire "hello" et si on vient prendre des photos (sous-entendu : comme la dernière fois). Cette fois, contrairement au Vendredi Saint, on ne se fait pas prier pour entrer tout de suite. Il est 9h57, l'église est déjà pleine, la cérémonie va commencer, tous les évêques chaldéens ont pris place assis, de part et d'autre de l'autel. Je vois Rabban, de loin, l'air très sérieux, comme toujours, et Patros, sur la même rangée à droite, mais un peu plus près des bancs.

Mais aucun d'entre eux ne peut nous apercevoir, car on file tout de suite au fond, sans nous faire remarquer (pour une fois !), pour grimper dans la loggia. Le premier escalier est cadenassé mais le second, de l'autre côté de l'allée centrale, est ouvert et des gens en montent ou en descendent. On s'apprêtent à traverser à toute allure, quand un garçon nous stoppe net, en nous faisant comprendre qu'il faut attendre. C'est alors qu'on remarque qu'on a failli débouler sur le Patriarche, qui attend bien sagement, tout au fond de l'église, derrière les trois prêtres à ordonner. Un petit vieux tout frêle, le genre à tomber si on souffle trop fort dessus... Visiblement, faut pas trop le bousculer, et on attend bien sagement que le cortège démarre à 10 h pile pour gagner enfin l'escalier et monter.

En haut, le devant de la loggia est occupé par trois rangs bien compacts de fidèles qui se tassent contre la balustrade, en plus d'une caméra de TV. On réussit tout de même à jouer des coudes et à nous faufiler au premier rang, manoeuvre facilitée par les appareils impressionnants de Roxane et le sac photos que je porte en bandoulière, le tout faisant très professionnelles de la presse, ce qui fait que les gens ne rechignent pas à nous faire de la place. En fait, on débouche sur l'endroit idéal : juste un trou entre la balustrade et sous la caméra, où, en rampant presque, on arrive à se glisser, et nous voilà installées, assises ou agenouillées, droit devant l'autel et la croix, et on ne bougera pas de là jusqu'à la fin, sages comme des images ... L'endroit est idéal, on voit toute la messe, les travées, les soeurs sur la gauche, le choeur à droite, les trois vedettes de la cérémonie agenouillées, nous tournant le dos, le Patriarche, et les évêques chaldéens de part et d'autre, tantôt assis, tantôt debouts.

Si certains d'entre eux pensaient à lever la tête, ils nous apercevraient facilement, mais il fut décidé ce jour-là que les Anges, facétieux, aient filé un torticolis à deux d'entre eux, qui garderont la nuque raide jusqu'au bout, et penseront finalement que nous ne sommes pas venues. Nous, par contre, nous voyons très bien tout le monde, surtout Roxane avec son téléobjectif qui va nous donner quelques bonnes crises de fou-rire...

La cérémonie commence, tonique, lumineuse, émouvante et assez gaie tout de même. Enfin, l'allégresse était plus du côté des fidèles que des évêques, dont certains avaient l'air de s'ennuyer ferme. On en a même vu un roupiller, beaucoup ont baillé, l'un achevait consciencieusement sa toilette matinale, un autre avait l'air complètement ailleurs, oubliant même de faire le signe de croix avec tous ses collègues et regardant sa montre plusieurs fois, ne se réveillant que pour photographier l'autel... Redoutable le téléobjectif, on vous dit. A chaque fois que Roxane, prise de fou-rire, posait l'appareil de peur de le faire tomber, je savais qu'elle avait vu une scène croquignolette. A un moment, elle me glisse à l'oreille, morte de rire : "Elles sont vivantes, les hosties !" "Hein ?" En fait il semble que le Seigneur ait décidé de jouer un tour à ce pauvre Patriarche dont les mains doivent trembloter un peu, car il a laissé tomber plein d'hosties sur la nappe avant d'en attraper une qui ne se sauvait pas...

Par contre, on ne comprend pas trop qui est en train de se faire introniser, là . Patros a pourtant bien dit "intronisation des évêques". C'est quand même pas eux, ces trois poussins de l'année, qui ont à peine l'âge d'être ordonnés prêtres ? Encore un mystère à éclaircir... En tout cas, sur la fin, c'était assez attendrissant de les voir félicités et embrassés par leurs familles, au premier rang, sous les applaudissements de tout le monde, et des lililili en rafales... Les messes chaldéennes sont pas bégueules et coincées comme chez nous, c'est ce qui les rend plus agréables, on sent les gens vraiment chez eux ici, comme les musulmans dans leurs mosquées ou les Yézidis à Lalesh.

A la fin de la cérémonie, on avance donc trois chaises pour que les trois jeunes viennent poser pour la photo, assis devant, avec tous les autres évêques derrière, debout, en rang, comme pour une photo de classe. Rabban qui, de temps à autre, avait photographié la cérémonie, mais avec quelque chose de mécanique, presque par devoir, ressort son appareil pour prendre les travées devant lui, à côté... et pense enfin à lever la tête pour photographier sa loggia (c'est quand même lui qui l'a faite construire, il pourrait s'en occuper un peu, des fois). Comme, à partir de la communion, beaucoup des fidèles autour de nous étaient descendus, elle est maintenant bien éclaircie, et nous avons pu enfin nous mettre debout, toujours aux côtés du cameraman qui prend, lui aussi, les dernières images. Et c'est alors que, lui si sérieux, presque grave tout au long de la cérémonie, quand il a pensé à élever son regard, a eu ce sourire si éclatant, irradiant, illuminant tant ses yeux qu'ils semblent aveuglés et aveuglants, un sourire de murshid illuminé, mais rayonnant d'un tel bonheur, d'une telle joie, que je ne l'ai jamais vu ainsi... -Ahem, je crois qu'il nous a vues, dis-je à Roxane, tandis que Monseigneur, maintenant tout à fait rasséréné, photographiait à bout de bras toute la salle, toujours avec ce sourire sublime qui justifie toute une vie.

Puis les évêques se sont dispersés et ont fait place à des prêtres ou des séminaristes, je ne sais, pour une nouvelle séance de photos, après que Monseigneur, redevenu lui-même, se soit occupé d'expliquer aux jeunes, toujours assis sur leur chaise, de quel côté et sous quel angle leurs familles devaient les photographier (en tout cas c'est ce qu'il avait l'air de dire d'après les gestes, mais j'y étais pas pour écouter), et puis de regrouper tous les autres prêtres pour une photo, enfin bref, de rejouer les organisateurs, avant de prendre son bain de foule habituel au milieu de ses futurs ex-paroissiens (car nous savions dès le début qu'il veut lâcher Erbil pour garder Amedî). Nous ne voyons plus Patros, qui a dû filer avant tout le monde, avec une surprenante célérité... Nous redescendons à notre tour, par la porte de devant, juste au bas des escaliers, et nous retrouvons dans le jardin de Saint-Joseph, avec tout le monde.

Il est midi.
(à suivre).

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