Ousâma : un prince syrien face aux croisés
"J'ai toujours aimé Damas, la ville de mes exils, où je mourrai bientôt. Le temps presse. Cette main qui jadis terrassait le lion ou l'ennemi tremble si fort qu'elle ne peut plus écrire : il faut dicter. Se souvenir. Pardonne-moi, Seigneur, si le premier désir qui vient à ma mémoire me reporte là-bas, sur les rives de l'Oronte, vers ma jeunesse. C'est d'elle que je voudrais d'abord, et longtemps, parler. Mais non. Si ces pages doivent recueillir un jour quelque mérite aux yeux des hommes, c'est parce qu'elles leur diront que Toi seul es roi. Toi seul règles le cours de nos destinées. Toi seul sais quand et comment la mort s'apprête à nous saisir. Voyez : ce corps criblé de cicatrices n'a pas trouvé son terme au combat ni dans la chasse au lion. Qui avait prévu, sinon Toi, qu'il ne devait achever sa course qu'au bout de quatre-vingt-dix ans et plus, sur ce lit de misère où la mort même me tient éveillé ? Miracle, miracle douloureux où vient s'anéantir la gloire des vieilles batailles, pour ne plus laisser vivant que ce dernier souffle : ton nom."
Pour les petits budgets, réédition bienvenue en poche des mémoires de l'émir syrien Ousâma ibn Mouqidh, qui vécut de 1095 à 1187, et laissa un témoignage très vivant, très personnel, sur les guerres des Croisades, les rapports avec les Francs, les Kurdes, les Arabes, les coups d'épées, les parties de chasse... Ousâma est loué systématiquement de façon peut-être un peu exagérée pour sa "tolérance" envers les Francs. Il n'oublie pas d'ajouter, dans le texte original, les anathèmes de convention quand il les cite du genre "Dieu les maudisse !" qui faisait tout à fait répondant à la rhétorique d'en face. Mais il les côtoyés, les a loués ou moqués, a espéré parfois les voir enfin se tourner "vers la vraie foi", avant de se résigner à leur obstination... ou les en maudire. Bref, un homme de la Syrie médiévale, ni plus ni moins tolérant que les meilleurs des "Poulains" de Syrie, tout aussi familiers des "Turcs et Sarrasins." Il a eu pour alter-ego Guillaume de Tyr (dont l'Histoire des croisades est aussi téléchargeable sur Gallica), ce dernier dans un genre plus solennel, comme il convient à un archevêque qui fut tuteur de roi.
Fait plus notable, son éloge fréquent, son regard favorable sur les Kurdes qui détonne dans les textes littéraires où le Kurde de convention n'est guère mieux vu que le bédouin. Il est vrai qu'Ousâma est un émir, un homme de guerre et qu'il n'a donc pas pour le sang versé, que ce soit au combat ou à la chasse, la même réserve que les lettrés ou les religieux. L'émir syrien fait d'ailleurs bien la différence entre les Francs débarqués d'Europe, prêts à découdre du Sarrasin où qu'ils le voient, et les gens du cru, acclimatés et presque "civilisés" en somme. Tout comme le ton d'Ousâma diffère radicalement des récits horrifiés du voyageur andalou Ibn Jubayr découvrant la cohabitation et les arrangements paisibles entre Syriens musulmans et ceux de Saint-Jean d'Acre...
Une traduction à peu près intégrale a été publiée par le même auteur, avec illustrations en 1983 mais est aujourd'hui épuisée. Une version plus austère est téléchargeable sur Gallica; traduite par Hartvig Derenbourg, c'est lui qui a initialement découvert, recomposé les feuillets épars et les a également remanié en un ordre plus chronologique (Ousâma écrivit très librement ses souvenirs, presque sous forme de notes sans grand ordre et souvent en se trompant dans les dates).
Cette version là reprend donc l'édition de 1983, mais réécrite de façon plus fluide et dans un beau style, quoiqu'en suivant l'exacte teneur des anecdotes et récits.
Présentation de l'éditeur
L'épopée des croisades, les seigneuries franques de Terre sainte, autant d'événements et de lieux qui nous sont surtout connus à travers le récit des chevaliers chrétiens, accourus d'Occident ou natifs des États latins. Plus qu'une simple biographie du prince syrien Ousâma ibn Mounqidh (1095-1187), André Miquel livre ici une véritable leçon d'écriture et de réflexion. Ousâma, chose insolite dans la littérature de son temps, a laissé une autobiographie, dont s'inspire ce récit sur la vision arabe des croisés. Il mena la vie d'un chevalier, d'un insoumis et d'un sage. Son portrait des Francs, aussi honnis qu'intriguants, ennemis dans la foi mais égaux par la valeur, est une magnifique leçon de tolérance.
Biographie de l'auteur
Professeur et administrateur honoraire du Collège de France, André Miquel a également été administrateur général de la Bibliothèque nationale. On lui doit notamment la monumentale traduction, en collaboration avec Jamel Eddine Bencheikh, des Mille et Une Nuits dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Avant-propos du traducteur :
"Voici un homme exceptionnel et méconnu. Né avec la première croisade, celle que prêche le pape Urbain II à Clermont, il meurt en 1188, un an après que Saladin a repris Jérusalem aux Francs. Un siècle ou presque, donc, soit deux croisades en une seule vie. Et deux croisades vues de l'autre côté, celui des Arabes et de l'Islam. Vues comment ? Par un musulman, justement, un musulman éclairé, impartial, au-delà de son engagement. Chevaleresque, oui ; car si la chevalerie, telle que la pratique alors notre Occident n'existe pas au-delà de la Méditerranée, l'esprit, du moins, en est le même de l'un et l'autre côté de la mer. Que l'on doive composer avec les Francs, aux premiers temps de leur puissance, ou bien que, l'Islam rassemblant peu à peu ses forces, on les désigne comme le vrai, le seul ennemi, reste qu'on les traite comme il se doit : à leur mesure.
Cet homme s'appelle Ousâma ibn Mounqidh. Il a deux patries : la Syrie du Nord et plus précisément Chayzar, la vieille forteresse familiale sur l'Oronte, et Damas, où il séjournera par trois fois. Dans les intervalles, il aura connu l'Egypte, auprès des derniers califes de la dynastie fâtimide du Caire, et la Haute-Mésopotamie, chez des princes turcs. Il aura vu monter, régulièrement, l'étoile de l'Islam rassemblé, dont l'ascension est scandée par les noms de trois grands capitaines et souverains, Zengi, Nour al-Dîn et Saladin.
Est-ce à dire que le livre d'Ousâma nous raconte, de bout en bout, cette histoire ? Certes pas. Elle sert, en vérité, un autre propos : Ousâma a voulu, phénomène unique dans la prose arabe classique, parler de lui. Pas comme nous l'entendrions, sous la forme d'une autobiographie ou de "confessions". Mais comme témoin, porteur d'une leçon à transmettre, celle d'un destin souverain maître de ses décisions. D'où le titre donné au livre, l'I'tibâr, littéralement l'expérience. D'où, aussi, le fait que l'histoire n'est vue ici, au travers des événements, des personnages et de l'auteur lui-même, que comme le lieu et l'occasion de cette leçon.
Ce serait, si l'on veut, l'histoire des coulisses. D'abord, dans la jeunesse d'Ousâma, sur l'échiquier très compliqué du Proche-Orient, voici les luttes que se livrent les petites principautés musulmanes, aidées l'une ou l'autre par l'alliance avec le Franc. Puis, dès que le calme revient dans le camp de l'Islam, les armes retournées contre ce Franc lui-même, en attendant que l'échiquier l'interdise à nouveau. Plus loin dans l'espace, d'autres forces apparaissent : Constantinople, les califats rivaux du Caire et de Bagdad. Enfin, sur une scène où le jeu peu à peu s'éclaire, les trois héros de la lutte finale ou du moins de ses prémices, dont les échos nous parviennent de plus ou moins loin.
Musulmans, chrétiens, Arabes, Francs, Turcs, Kurdes, Arméniens ou Noirs, ce livre est une hsitoire d'hommes. La femme y joue, comme dans la vie, un rôle essentiel, exalté même, amis discret. La famille, l'amour y cèdent la place aux aventures, aux amitiés et à l'honneur des mâles. De ceux-ci, Ousâma est évidemment le prototype. Ce n'est pas lui qui le dit, par je ne sais quelle forfanterie, mais nous, pour l'avoir vu, intraitable sur sa gloire, lucide sur ses faiblesses, et d'abord sur sa nostalgie de la jeunesse et du paradis perdu : Chayzar, le monde clos et soudé du clan accroché à son nid d'aigle et, à sa porte, le long des rivières ou sur la montagne, l'interminable aventure de la chasse."
- Poche: 174 pages
- Editeur : Tallandier (10 mai 2007)
- Collection : Texto
- Langue : Français
- ISBN-10: 2847344462
- ISBN-13: 978-2847344462
Merci beaucoup pour la présentation de cet ouvrage formidable qui est comme tu le dis un témoignage vivant (et j'ajouterai sanglant, notamment lorsqu'il est à la cour des fatimides) de l'époque des Croisades. Il y a une chose que je n'ai pas très bien compris. Le texte publié dans cette collection "texto" est bien le texte d'origine d'André Miquel ou a t'il été remanié pour le rendre plus fluide ?
RépondreSupprimerIl a été fortement condensé et remanié de sorte d'en faire un (plus court) récit "autobiographique", ordonné chronologiquement et dans un ton plus accessible à un lecteur contemporain. Le propos a été très résumé, et beaucoup d'anecdotes évacuées. André Miquel a aussi ajouté, en écrivant à la première personne, comme si Usâma se confiait lui-même, des éléments qui ne figurent pas dans le texte original mais que l'on sait de sa vie par d'autres sources.
RépondreSupprimerEvidemment, rien ne vaut la première édition qui est la traduction fidèle et complète (parue à l'Imprimerie nationale). On la trouve encore chez les bouquinistes, parfois assez cher, parfois à très bon prix. Celle-ci est pour les petits budgets ou pour ceux qui n'ont pas l'habitude de cette littérature médiévale ; ou bien pour ceux qui ne connaissent pas bien la période, c'est une approche plus facile.
Merci pour tous vos commentaires. J'ai lui cet ouvrage dans la collection "Les inconnus de l'histoire" chez Fayard. J'imagine que c'est la même version qui doit être publiée chez texto. En tout cas, je vais essayer de me procurer "l'original".
RépondreSupprimerDans la collection Texto, il y a un autre ouvrage passionnant : "La chute de Constantinople" de Steven Runciman. Par contre, je trouve que la traduction de l'anglais laisse à désirer. A moins que le traducteur avait des difficultés à rédiger un texte fluide en français. Néanmoins, le livre est passionnant.