La mort de Serdeşt Osman et les jeunes Kurdes en colères
L'assassinat de Serdeşt Osman continue d'indigner le monde de la presse kurde, mais aussi la jeunesse estudiantine, puisque la victime appartenait aux deux groupes. Les manifestations spontanées qui se sont formées dans Erbil et Sulaïmanieh, dès l'annonce du meurtre, se poursuivent et demandent directement des comptes au Gouvernement et aux élus. Hier, un cortège de centaines de protestataires est ainsi parti du département des Langues de l'université Salahaddin d'Erbil, où Serdeşt étudiait et où il s'est fait kidnapper pour défiler dans les rues de la capitale et se rassembler devant le Parlement.
Vêtus de noir, portant un cercueil de même couleur portant l'inscription Azadî (Liberté), ainsi que des portraits de Serdeşt Osman, les étudiants ont bravé les matraques des policiers anti-émeute déployés autour du bâtiment pour les empêcher d'entrer, en ripostant par des lancers de chaussures, de bouteilles d'eau et de morceaux de verre.
Finalement, le président, Kemal Kirkuki, a promis, de loin – c'est-à-dire en s'adressant aux étudiant via un porte-voix, et recevant en retour des lazzis moqueurs –, de faire pression sur le gouvernement pour qu'une enquête sérieuse ait lieu sur ce meurtre. Kemal Kirkuki a ajouté que le président de la Région kurde, Massoud Barzani, avait ordonné de découvrir et punir les coupables. Le président du Parlement a aussi appelé aux sanctions contre ceux dont la "négligence" a facilité le crime : "Ceux qui veulent vous punir pour vos écrits sont ceux qui ne peuvent affronter les mots de la vérité."
Le Comité des droits de l'homme au Kurdistan réclame, lui, des explications directes de la part du ministre de l'Intérieur, puisque ce sont les services de sécurité qui sont fortement soupçonnées par l'opinion publique, au mieux de "négligence", au pire de complicité voire d'avoir commis le meurtre.
Demain, une manifestation semblable doit aussi avoir lieu à Sulaïmanieh, qui sera peut-être bien plus agitée et bien moins pacifique, la ville étant depuis 2009 un terrain d'affrontement entre l'UPK et le mouvement d'opposition Gorran qui a fait toutes ses campagnes électorales sur le thème de la réforme, de l'anti-corruption et de la mainmise du pouvoir par les deux principaux partis, le PDK et l'UPK, au détriment des libertés et de la démocratie. Il est évident qu'une telle affaire ne peut que cristalliser toute une "jeunesse en colère" ainsi que tous les déçus du régime, que ce soit pour des raisons politiques ou sociales.
D'abord malencontreusement silencieux, le gouvernement et le pouvoir directement interpellés, tant par la presse libre et les mouvements des droits de l'homme, nationaux ou internationaux, que par son opinion publique, se sont fendus de quelques communiqués laconiques et de brèves protestations d'innocence, mais sans apporter, pour le moment, beaucoup d'éléments éclaircissant une affaire très trouble.
Lundi, la direction des forces de sécurité d'Erbil a, dans un communiqué, qualifié le meurtre d'acte "terroriste" et prié instamment la population de ne pas sauter trop vite sur des conclusions hâtives (c'est-à-dire d'accuser ouvertement ses hommes) et d'attendre les résultats de l'enquête sans prêter l'oreille aux "rumeurs" malencontreuses qui courent.
Avant cela, samedi 8, le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzani, s'était finalement déclaré "attristé" par la mort de Serdeşt Osman, qu'il a décrit comme "un crime odieux visant à saper la sécurité de la Région". Il a aussi assuré que l'enquête était en cours et que les services compétents faisaient leur possible pour tirer tout cela au clair.
Le président d'Irak, Jalal Talabani, qui est aussi à la tête de l'UPK, a lui aussi déploré le crime en présentant ses condoléances à la famille.
La position du gouvernement kurde, est, jusqu'ici, donc, de laisser entendre que les coupables sont à chercher du côté de Mossoul et de ses groupes terroristes ou mafieux, souvent les deux, qui se livrent à des rapts contre rançons, comme cela a été le cas pour un adolescent de 16 ans, enlevé récemment à Sulaïmanieh pour des raisons crapuleuses, et tué par son ravisseur qui vient tout juste d'être identifié et arrêté.
Mais les activités de journalistes de Serdeşt Osman, et les menaces qu'il avait reçues afin qu'il cesse ses satires et critiques de l'establishment politique, ont fait immédiatement penser à un crime politique. Selon ses proches et ses amis, depuis le début de l'année, la victime avait été menacée "au moins deux fois" par téléphone.
Serdeşt Osman lui-même, avait eu le temps, plusieurs mois avant son assassinat, de relater les pressions dont il faisait l'objet et de railler l'inertie de la police devant ses tentatives de porter plainte. Un de ses derniers articles parus, en janvier 2010, circule ainsi sur le web et accable les forces de l'ordre et l'université Salahaddin :
Ces derniers jours, pour la première fois, on me dit que ma vie touche à sa fin, et, comme ils disent, que ma permission de respirer ne sera bientôt plus valable, mais je ne crains ni la mort ni la torture, j'attends ce rendez-vous pour voir mes meurtriers, et je prie pour recevoir une mort tragique digne de ma vie qui fut tragique.Je dis cela pour que mes assassins potentiels sachent combien est brave la jeunesse de mon pays et que la mort est pour eux le choix le plus simple, et parce que je veux faire en sorte que mes meurtriers comprennent que ce qui nous effraie pour la prochaine génération n'est pas la mort, et que ma tâche consiste à faciliter la vie de mes petits frères, non la mienne.Je dis simplement que mon seul souci au sujet de ses menaces est qu'il reste beaucoup de choses qui vaillent la peine d'être dites et qu'il est dommage de les laisser en plan. Le malheur de ce pouvoir est qu'il ne se soucie pas de la mort de cette génération. Hier, j'ai informé le doyen de mon université que la nuit dernière j'avais été menacé de mort, mais il m'a dit que c'était le problème de la police.Je ne sais pas ! Y a-t-il un quelconque pays sur cette terre où un étudiant d'une université est menacé de mort et où l'université opte pour le silence sans aucun embarras ? Le doyen aurait dû considérer mon affaire comme la sienne, ou celle de l'université, puisque j'en fais partie, mais je n'en suis aucunement choqué car je sais depuis longtemps que ces universités ne sont pas pour nous de confortables foyers.J'ai contacté ensuite le brigadier de la police d'Erbil qui m'a dit : "Le portable qui vous menace est extérieur à ce pays ! "; il m'a dit aussi qu'à Erbil rien ne se passe, et il m'a répété que je devais avoir un problème personnel. J'ai alors pensé, avec un sourire, qu'il avait peut-être raison et que Nicolas Sarkozy pouvait m'avoir téléphoné et menacé !Je n'ai plus eu de doute quand récemment mon collègue a dû quitter cette ville à coups de pied.En ce qui me concerne, je ne quitterai jamais cette ville et j'attends mon rendez-vous avec la mort, et je sais maintenant que la première sonnerie du glas résonnera ensuite pour toute la jeunesse de ce pays. Aussi, cette fois, je ne porterai pas plainte ni n'informerai les autorités compétentes, j'ai franchi un pas, et supporterai ces souffrances par moi-même.Ce que j'écris seront peut-être mes dernières paroles, aussi je vais essayer d'être aussi honnête que Jésus, et il me plaît d'avoir quelque chose à dire que certaines personnes ne veulent pas écouter : Même mes murmures les rendent furieux. Tant que je suis en vie, je dois parler ; quand ma vie touchera à sa fin, mes collègues devront marquer un arrêt, et puis s'élancer à nouveau !
Qu'aurait pu écrire Serdeşt Osman qui fasse trembler sur ces bases tout un establishment politique ou bien un gouvernement ? Les mêmes choses qu'écrit toute la presse libre au Kurdistan, ou qui se lit sur les sites kurdes, ou qui se dit dans la rue, dans les taxis, dans les universités : corruption, népotisme, insuffisance des services publics, gabegie, incompétence, privilèges claniques, etc. Tout cela peut être lu en condensé dans un poème satirique du même Serdeşt Osman, intitulé : "Je suis amoureux de la fille de Massoud Barzani", qui vante ironiquement les bienfaits des alliances familiales en solution à tous les problèmes économiques que peut rencontrer un étudiant d'Erbil qui n'appartient pas au cénacle du pouvoir :
Je suis amoureux de la fille de Massoud Barzani, l'homme qui apparaît ici et là, et qui prétend être mon président. Je voudrais en faire mon beau-père et devenir ainsi le beau-frère de Nêçirvan Barzanî.Si je devenais le beau-fils de Massoud Barzani, je passerais ma lune de miel à Paris et je visiterais aussi la villa de notre oncle en Amérique. Je déménagerais du plus pauvre quartier d'Erbil pour Sari Baş [ un des complexes palatiaux du président] où je serais protégé par des chiens de garde américains et des gardes du corps israéliens.Je ferais de mon père le ministre des Peshmergas. Il a été peshmerga durant la Révolution de Septembre, mais il ne touche à présent aucune pension puisqu'il n'est plus membre du Parti démocratique du Kurdistan.Je ferais de mon malheureux petit frère, qui vient de finir ses études universitaires mais est à présent sans emploi et cherche à quitter le pays, le chef de mes forces spéciales.Ma sœur, qui s'embête à faire ses courses au bazar, pourrait conduire des voitures de luxe tout comme les filles Barzani.Pour ma mère, qui est diabétique, a de la tension et des problèmes cardiaques, mais ne peut se permettre d'être traitée en dehors du Kurdistan, je louerai une paire de médecins italiens pour la soigner à domicile, dans le confort de sa maison.Pour mes oncles, je pourrais ouvrir quelques bureaux et départements où ils deviendraient, ainsi que mes nièces et neveux, généraux, officiers, commandants.Tous mes amis me disent "Saro, laisse tomber, renonce ou tu vas te faire tuer. La famille de Mollah Mustafa Barzani peut tuer qui elle veut, et elle le fera sûrement."Je leur ai dit que je n'ai commis aucun blasphème et je jure sur le poignard de Mustafa Idriss Barzani que mon père a passé trois nuits avec lui dans les mêmes montagnes, et pourquoi ne pas dire ces choses ? Massoud Barzani dit lui-même être le président, et je voudrais lui demander combien de fois il a visité Erbil et Sulaïmanieh ces dix-huit dernières années ?Mon problème est que cet homme, Massoud Barzani, est si tribal et arrogant qu'il ne reconnaît personne, même de l'autre côté de Sari Baş. En quelques clicks, je peux en savoir long sur les épouses des leaders du monde entier, mais je n'ai aucune idée de ce qu'est et à quoi ressemble ma belle-mère.Je n'ai aucune idée de qui je devrais choisir pour demander la bénédiction de Massoud Barzani et la main de sa fille. Au début, je pensais prendre avec moi quelques figures religieuses, de respectables vieillards, de vieux peshmergas, mais un ami journaliste m'a dit que je devrais trouver des collaborateurs de Saddam et ceux qui ont participé à l'Anfal avec Saddam car ils sont tous autour de Massoud Barzani et ils lui plaisent. Un autre ami m'a suggéré que je devrais aller à l'une des conférence de Nêçirvan Barzani, devenir son ami et lui demander de me faire cette faveur. Mais s'il ne m'aide pas, je pourrais alors demander à Daşne (une chanteuse kurde) car elle le rencontre souvent et pourrait m'aider.
Il fait préciser que les Barzani ne sont pas les seuls à s'en prendre plein la tête, que que le nom de Kosrat Rassoul, que Serdeşt Osman avait mis en cause pour son incapacité à gérer la crise UPK-Gorran, a aussi été cité comme un possible "officiel offensé" par les articles du jeune homme.
Quoiqu'il en soit, les communiqués du gouvernement n'ont pas apaisé, pour le moment, la colère des jeunes Kurdes, pas plus que leurs protestations n'ont empêché d'autres menaces envers des journalistes d'être formulées, par SMS (je ne sais si Nicolas Sarkozy est une fois de plus dans le coup), demandant par exemple à Halgurd Samad, du journal Lvin de se mêler de ses affaires et de cesser de s'agiter autour de la mort de Serdeşt Osman, sous peine de devoir le regretter. Un autre SMS accuse le journal de travailler pour Gorran et assure que quand ils rencontreront Halgurd Samad, on verra ce qu'on verra.
Le journal Lvin, pour qui travaillait la victime et qui a accusé dès le début le pouvoir kurde du meurtre, a déclaré qu'il tiendrait personnellement le président du Kurdistan responsable de tout événement fâcheux qui viendrait frapper son personnel, et a porté plainte auprès des forces de sécurité.
photo livinpress.com
Quelle que soit l'issue judiciaire de cette affaire, il est facile d'observer que le GRK s'est mis, de toute façon, dans une très mauvaise position : soit l'enquête ne mène à rien et ils resteront toujours suspectés d'être à l'origine du meurtre, ou bien de l'avoir couvert, en ayant ensuite étouffé l'enquête, soit les services réussissent à établir la culpabilité de "terroristes" extérieurs à la Région, mais, dans ces cas-là, c'est l'image du Kurdistan sain et sauf, "l'Autre Irak" le paradis des investisseurs et touristes étrangers qui en prend en coup, avec un kidnapping se déroulant en plein jour, au cœur d'Erbil et des ravisseurs qui réussissent à franchir tous les contrôles de police et de Peshmerga entre Erbil et Mossoul.
Autre scénario noir, mais plus improbable : l'enquête démontre ouvertement l'implication des forces de sécurité ou de puissants responsables de la Région ; sachant que de tels faits sont passibles de la peine de mort, ça risque de secouer...
Scénario idéal : débusquer un coupable pas trop bien gradé, pas trop lié aux familles dirigeantes, et qui aurait en plus des motifs plus crapuleux ou plus personnels que politiques ; certains doivent croiser les doigts pour que cette version soit la bonne...
En attendant, une pétition est lancée par Amnesty International "encourageant" vivement le Président à faire en sorte que la lumière soit faite sur toute l'affaire, de façon conforme au droit international, et de faire en sorte qu'être journaliste que Kurdistan cesse d'être un métier à risques.
"Massoud Barzani, avait ordonné de découvrir et punir les coupables"
RépondreSupprimerC'est lui-même le commanditaire.
Bah, à cette nomination, les candidats ne manquent pas, je crois...
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