Obscures et courtes funérailles de Muhammad
Dans les rues, l'agitation gagnait les membres des autres tribus qui se trouvaient à Médine et ne voulaient pas être les dupes dans la décision qui allait intervenir. La nuit tombait. Tous oubliaient le cadavre qui gisait dans la petite cabane de 'Aïsha.
La discussion fut longue, ardente et confuse à la lumière des lampes à huile et des torches. Un Médinois proposa qu'on élise deux chefs : un Qorayshite et un Médinois. La plupart comprirent que c'était faire courir la communauté à la division et à l'effondrement. Tous criaient ensemble et peut-être en vinrent aux coups. Il fallait en finir. Obscurément ces hommes comprenaient que l'écroulement du système serait un désordre pour eux. Aucun Médinois n'arriverait à obéir sans contestation dans sa ville même. Les tribus non-médinoises se refuseraient à suivre des gens que l'on soupçonnerait de penser en premier lieu aux intérêts de leur tribu. Le candidat idéal, c'était un de ces Qorayshites détachés de leur propre tribu par une longue émigration et une longue lutte contre elle, un des héritiers de la pensée du disparu. Abou Bekr proposa 'Omar ou Abou 'Obayda. Ses discours d'homme pondéré et intelligent, qui ne perdait pas la tête dans les heures graves comme celles qu'on vivait, avaient impressionné les assistants. Le nom de 'Omar qui avait la réputation d'être trop emporté se heurtait à des réticences. Il se désista en faveur d'Abu Bekr. L'accord se fit tard dans la nuit sur la désignation de celui-ci. Il serait le "remplaçant" (khalîfa, dont nous avons fait calife) du messager d'Allah. L'Islam continuait.
Pendant ce temps, dans la maison de Mohammad, s'étaient réunis les gens de la famille. 'Ali le gendre, 'Abbâs l'oncle, Ossâma le fils du fils adoptif, Shoqrân un client. Ils méditaient de recueillir l'héritage du mort au bénéfice de leur clan, les 'Abd Manâf de Qoraysh. Mais ils n'avaient guère de partisans, quelques Qorayshites de bonne réputation : Talha, Zobayr, plus peut-être le compromettant Abou Sofyân. Des informateurs bien intentionnés leur rapportaient les échos de la réunion du hangar des Banou Sâ'ida. Ils étaient furieux et impuissants. Peut-être comptaient-ils prendre leur revanche un peu plus tard. Pendant des mois ils refusèrent de reconnaître Abu Bekr. Cette nuit-là, ils firent quelque chose d'anormal et d'inattendu. On pouvait s'attendre à ce que l'auguste cadavre fût enterré solennellement comme on l'avait fait maintes fois pour des morts moins importants, dans le cimetière de Baqî, à côté de son fils Ibrâhîm, de sa fille Roqayya, de tant d'autres Compagnons. Il semble bien que 'Ali, 'Abbâs et leurs amis voulurent éviter une telle cérémonie où Abou Bekr, dirigeant la procession funéraire, serait apparu comme le successeur désigné du prophète. On songe à Antoine aux obsèques de César, à Staline utilisant ainsi les funérailles de Lénine. Quoi qu'il en soit, ils décidèrent d'enterrer le prophète cette nuit-là même, dans la cabane où il était mort. On n'avertit même pas 'Aïsha (la fille d'Abou Bekr !) qui, dormant sans doute chez une co-épouse, entendit tout à coup le pic des fossoyeurs. On lava sommairement le cadavre, on l'entoura de trois manteaux, on le plaça au fond du trou et on lui jeta de la terre sur la tête. Ç'en était finit pour toujours de Mohammad ibn 'Abdallah le Qorayshite.
Mahomet, Maxime Rodinson.
J'ai d'abord trouvé ces pages très plutarquiennes, dans ces funérailles hâtives, clandestines, presque celles d'un corps assassiné que l'on soustrait de nuit. Puis j'ai pensé à ce que Shakespeare aurait pu en tirer : l'ensevelissement dans le secret et l'intrigue, les détails triviaux, le cadavre, le réveil de l'épouse sur le giron duquel il a choisi de mourir... et l'on peut imaginer, une fois la famille partie, le discours moraliste ou philosophique sur le pouvoir, la mort, la commune condition des hommes, tenu au-dessus de la fosse par un esclave grave ou un peu bouffon ou bien les fossoyeurs, le tout à la lueur fantasque des lampes à huile.
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