"Ces farouches montagnards, de race et de langue indo-européennes, haïssent et méprisent les populations sémites de la plaine. Jusqu'aux premières années du XIXe siècle, ils avaient vécu quasi indépendants, à cheval sur la frontière turco-persane, n'obéissant qu'à leurs chefs de tribu. Vers 1830, le gouvernement ottoman résolut de les réduire et lança contre eux une véritable expédition qui les obligea à se soumettre : mais, au cours de la période qui nous occupe, ils se soulevèrent à plusieurs reprises, profitant des mauvais rapports qui régnaient alors entre Constantinople et Téhéran pour se réfugier en territoire persan lorsqu'ils étaient serrés de trop près. Redoutables dans leurs montagnes, ils étaient plus bandits que soldats et les généraux turcs en firent l'expérience lors de la guerre de Crimée. "Les Kurdes sont excellents pour assassiner et piller en s'embusquant derrière une roche dans quelque gorge de montagne", écrit alors M. Place, notre consul à Mossoul, "mais ils sont au demeurant de détestables soldats. J'ai été malheureusement appelé à me trouver fréquemment en contact avec les hommes de cette race et je n'ai guère eu qu'à m'en plaindre. Lorsqu'ils sont passés à Mossoul en bandes nombreuses et indisciplinées, rien n'égalait leurs bravades, leurs menaces contre les chrétiens qui devaient se disperser à leur seul aspect. Mais, dès qu'ils se trouvent en présence de l'ennemi, ils disparaissent comme par enchantement. Si on les place à l'arrière-garde, ils sont inutiles quand ils ne deviennent pas dangereux ; si on les met au premier rang, dès qu'ils aperçoivent l'ennemi en rase campagne, la peur les saisit, ils tirent hors de portée sans attendre aucun commandement et, quand ils ont déchargé leur carabine avec trois ou quatre pistolets, ils se débandent et se rejettent sur les troupes qui sont derrière eux… Quant à leur esprit d'insubordination et de pillage, il est devenu proverbial". [lettre du 26 août 1854].
Leurs mœurs étaient cependant essentiellement guerrières, ainsi que nous l'indique en 1880 notre agent à Mossoul, M. Siouffi : "Ils exercent, dès leur bas âge, leurs enfants à la précision du tir et au cheval qu'ils manient avec une habileté et une adresse telle qu'ils peuvent, tout en allant au galop, se renverser sur leur selle pour ramasser une pièce de monnaie qui se trouve sur leur route. L'armure complète du cavalier se compose d'un fusil, de deux paires de revolver (l'une est portée à la ceinture, l'autre à l'arçon de la selle), d'un sabre, d'un poignard, d'une lance et d'un bouclier… Ils mènent un genre de vie qui leur permet d'être continuellement sur le pied de guerre. Ils n'ont aucune propriété qui les attache au sol, ni des troupeaux qui gênent leurs déplacements… Ils peuvent changer de résidence tous les jours à la vitesse du cheval et sans éprouver aucun embarras" [lettre du 16 juillet 1880].
La seule autorité qu'ils reconnaissent est celle de leurs cheikhs auxquels ils obéissent aveuglément. Parlant de l'un d'entre eux, qui s'était soulevé contre la Porte en 1879, notre consul à Mossoul nous dit que, pour ses hommes, "c'est presque une divinité : ses partisans lui rendent en effet les honneurs divins. Quand ils le voient même de loin, ils s'empressent, à quelque classe qu'ils appartiennent, de descendre de leurs chevaux, et, la tête inclinée, les mains croisées et les yeux baissés, ils vont à sa rencontre en lui faisant des révérences continuelles. Une fois en sa présence, ils font, pour dernier hommage, une grande révérence jusqu'à terre sans prononcer un seul mot ; et ce n'est que lorsqu'il adresse lui-même la parole à l'un d'eux que celui-ci peut parler, mais sans le regarder en face. Le moindre signe et le moindre désir de ce moderne Vieux de la Montagne est un ordre suprême pour les siens qui se jetteraient, paraît-il, au feu pour lui être agréable". [lettre du 14 juillet 1879].
Cette crainte référentielle ne mettait d'ailleurs pas les chefs à l'abri des complots et des assassinats : "Il n'y a pas plus de quinze jours", écrit par exemple notre consul à Mossoul, le 16 juin 1879, "une tribu" a tué son propre chef. Vingt personnes l'ont attaqué au moment où il se trouvait seul et ont tiré sur lui à la fois et à bout portant. Le cheikh, qui avait reçu trois balles dans le corps, s'est servi de son revolver pour tuer l'un de ses assassins et en blesser un autre. Les autres se sont précipités sur lui et l'ont achevé à coups de poignards".
Leurs révoltes contre les autorités turques étaient fréquentes et leur donnaient l'occasion d'assouvir leurs instincts barbares sur les malheureux Arabes. En 1854, les environs de Kirkouk sont mis à feu et à sang par une tribu dont le chef, un certain Izdéchir bey, fait montre d'une insigne barbarie : "Trois individus ayant été faits prisonniers par ses hommes", écrit notre Consul M. Place, "à l'un il a fait couper le nez, à l'autre les oreilles, au troisième les deux lèvres, mettant les gencives et les dents à nu. Les quatre membres du conseil du village qu'il a fait périr sous le bâton ont été attachés face contre terre et battus pendant une demi-heure ; puis on les a retournés et battus sur la figure, sur la poitrine, sur le ventre jusqu'à ce qu'ils eussent perdu forme humaine. Un cinquième avait eu le temps de s'enfuit ; on s'est saisi de sa femme et de sa fille, une enfant de 12 à 13 ans, qu'on a déposées dans une chambre. Puis Izdéchir bey a fait battre le tambour pour réunir ses Kurdes et leur a donné permission de violer ces malheureuses ; plus de 200 de ces bêtes féroces ont pénétré successivement dans la chambre, ont outragé la mère et la fille de toutes manières et l'on assure même que leur brutalité s'est acharnée sur des cadavres. Un homme a été arraché de sa maison et, après avoir reçu une forte bastonnade, il a été enfermé dans un sac et jeté au milieu de la place. Alors, les Kurdes ont fait jouer leurs airs de musique et se sont mis à danser sur le malheureux qu'ils ont écrasé sous leurs pieds. Un autre a été attaché à terre et bâtonné ; ensuite, pour achever son supplice, les Kurdes ont pris un de ces énormes cylindres de pierre qui servent à aplanir le toit des maisons et le lui ont roulé sur le corps, le laminant, le broyant, avec une joie de cannibales". [lettre du 26 août 1854].
En 1880, une autre tribu, particulièrement turbulente, les Hamawands, se soulève à son tour : "Elle sème la terreur dans toute la région montagneuse entre Mossoul et Bagdad", écrit M. Pognon, notre consul dans cette dernière ville. "Une caravane de 500 personnes a été pillée et a eu une vingtaine de tués ; des villages entiers ont été saccagés et incendiés… On assure même qu'un petit corps de troupes aurait été mis en déroute il y a une dizaine de jours et que les Hamawands se seraient emparées d'un certain nombre de fusils et de caisses de cartouches. Les populations sont absolument terrorisées, les caravanes ne circulent plus que la nuit et le courrier de Constantinople voyage avec une escorte de 400 cavaliers… L'autorité ne fait rien et affecte de tout ignorer. Je ne vois pas du reste ce qu'elle pourrait faire avec la meilleure volonté du monde, car le sixième corps d'armée (celui de Bagdad) est en pleine désorganisation, ou plutôt il n'a jamais été organisé et est à peu près hors d'état de mettre sur pied de guerre quelques centaines de cavaliers et de petits détachements qui seraient infailliblement anéantis par les Hamawands qui sont armés de fusils Martini et paraissent avoir une organisation militaire. Rien ne prouve mieux la vénalité et la corruption des administrations turques que la présence, entre et Bagdad, de cette poignée de brigands… que l'on aurait pu à maintes reprises anéantir si on l'avait voulu et qui finissent toujours par reparaître. Il est à remarquer en effet que les Hamawands, qui, à l'heure qu'il est, ne comptent vraisemblablement pas 200 hommes, ne peuvent utiliser que l'argent et les armes qu'ils enlèvent. Les marchandises dont ils s'emparent ne leur serviraient à rien et ils sont obligés de vendre presque publiquement et dans la région même le produit de leurs rapines. Tous les fonctionnaires du pays sont payés par eux pour tolérer ce commerce ; tous les protègent en secret et c'est pour ce motif qu'ils finissent toujours par échapper aux poursuites dirigées contre eux". [lettre du 6 novembre 1890].
De telles complicités favorisaient singulièrement, on en conviendra, la tâche de ces bandits et l'on comprend qu'ils se soient montrés aussi audacieux. Il faut dire aussi, à leur décharge, qu'ils étaient souvent poussés à bout par la rapacité et la perfidie des autorités ottomanes. Notre consul à Mossoul M. Siouffi nous en fournit un exemple, qui date de 1879. "Une compagnie de troupes régulières", écrit-il, "avait été envoyée dans une partie de la montagne pour réprimer les désordres causés par une tribu kurde. À son arrivée sur les lieux, les malfaiteurs ont pris la fuite ; mais la troupe, qui ne se souciait pas de les poursuivre, n'a rien trouvé de mieux à faire que de tomber sur les villages mêmes qu'elle était venue protéger pour les piller et enlever les femmes des villageois : 24 jeunes filles ont été violées en une seule nuit et l'officier, qui était un chef de bataillon, a eu pour sa part deux jeunes filles. Cette conduite est restée complètement impunie pour la seule raison que les victimes étaient de la même race que la tribu malfaitrice qui devaient être châtiée, c'est-à-dire qu'elles étaient kurdes". [lettre du 14 juillet 1879].
La vie en Irak il y a un siècle vue par nos consuls, Pierre de Vaucelles, collection "Petite histoire des consulats".
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