mardi, avril 15, 2014

Il y a deux siècles : les chrétiens nestoriens, chaldéens et autres vus par nos consuls


"Le groupe le plus important de ces hérétiques étaient les Nestoriens, qui vivaient dans le nord du pays en contact permanent avec les Kurdes auxquels ils ressemblaient par certains traits. Voici ce qu'en écrit en 1880 notre représentant à Mossoul, M. Pognon : "Après avoir eu des partisans dans presque toute l'Asie et fleuri pendant plusieurs siècles, après avoir eu des écoles célèbres et des hommes illustres, cette secte est confinée de nos jours dans un coin de montagne du Kurdistan et dans quelques villages de la Perse. Elle se trouve dans une profonde ignorance et une indigence qui frise la misère au point qu'un grand nombre de ses enfants sont obligés de s'expatrier pour se répandre dans des pays lointains afin de gagner médiocrement leur vie à des travaux pénibles et peu lucratifs. Mais si les partisans de Nestorius ont perdu leur importance et leur science, ils ont gardé la bravoure et l'énergie du montagnard qui font leur force et qui leur permettent de tenir tête à des ennemis formidables en nombre qui les entourent de tous côtés. Leurs mœurs sont restés dans leur pureté primitive et leur caractère, quoique belliqueux, est empreint de cette douce candeur qu'on rencontre souvent chez les peuplades vivant dans une liberté plus ou moins sauvage… Comme tous les peuples ignorants, cette secte a son fanatisme de routine et pour ainsi dire mécanique, sans être fixé par une conviction savante… Ils sont belliqueux et bien armés ; ils mènent une vie très frugale et habituent, dès leur bas-âge leurs enfants au maniement des armes. Les montagnes qu'ils habitent leur ont permis jusqu'à présent de jouir, vis-à-vis de la Porte dont ils sont les sujets, d'une indépendance presque absolue. Le gouverneur du Sultan n'exerce sur eux qu'une souveraineté de nom. Leur patriarche, qui porte toujours le nom de Bar-Chamoun, par allusion à St Pierre dont il est sensé être le successeur légitime, possède en main les deux pouvoirs,  temporel  et spirituel… Leurs montagnes sont, paraît-il, extrêmement difficiles et, pour pénétrer dans certaines parties du pays, on a à traverser des ponts, construits avec des joncs et des roseaux qui peuvent à peine leur servir de passage ainsi qu'à leurs bestiaux et qu'ils sont maîtres de briser devant le moindre danger qui les menace. Cette antique communauté chrétienne compte près de 100. 000 âmes dans les montagnes et 50. 000 répartis dans des pays divers. Elle est travaillée depuis quelque temps par les Anglais et les ministres protestants qui cherchent à s'introduire chez eux et à leur inculquer leur doctrine." [lettre du 18 octobre 1880]
Dix ans plus tard, un autre de nos agents, M. Pognon, nous donne de curieux détails sur la succession patriarcale chez les Nestoriens : "Peu de temps après son avènement, le patriarche se choisit un successeur de la manière suivante. Il annonce à son frère ou à son plus proche parent marié que le premier fils qui naîtra de lui sera son héritier. Dès le commencement de la grossesse, la mère du futur patriarche doit s'abstenir de viande et d'aliments gras et cette abstinence doit continuer jusqu'après l'allaitement de l'enfant si celui-ci se trouve être un fils. Être "nazir", c'est-à-dire n'avoir jamais absorbé un atome de viande, et appartenir à la famille patriarcale est à peu près tout ce qu'on demande à l'˙héritier présomptif du patriarche. À la mort de celui-ci, son successeur désigné le remplace de plein droit et est sacré sans difficulté alors même qu'il serait encore enfant. L'épiscopat est également presque héréditaire dans certaines familles et il n'est pas rare de voir des évêques nestoriens âgés de douze ans. Vivant à la manière des grands seigneurs féodaux, les patriarches héréditaires sont généralement des personnages fort peu ecclésiastiques : leur conduite laisse parfois beaucoup à désirer et le patriarche actuel est un ivrogne incorrigible. Quant au clergé, il est arrivé au dernier degré de l'ignorance et il est évident que le nestorianisme est condamné à disparaître dans un petit nombre d'années et à céder la place, soit au catholicisme, soit au protestantisme."
À cette époque d'ailleurs, des pourparlers étaient en cours pour les amener à rentrer dans l'église catholique et notre consul indique quelles sont, à son avis, les conditions pour que ces négociations aboutissent : "J'ai la conviction que le Patriarche et ses évêques signeront toutes les professions de foi qu'on leur présentera ; ils les signeront d'autant  plus facilement qu'ils ne les liront peut-être pas et que, s'ils les lisent, ils n'y comprendront probablement rien du tout. Par contre, il serait tout à fait impolitique de prétendre rien changer aux usages établis et à la discipline ecclésiastique". [lettre du 10 novembre 1890]. En fait, les pourparlers n'aboutirent pas.
Quelqu'ignorants qu'ils fussent, les nestoriens, tout au moins leurs prêtres, ne manquaient pas d'astuce quand il s'agissait de se procurer de l'argent. Ils se répandaient en effet dans le monde entier, munis de lettres de recommandation plus ou moins fantaisistes et faisaient appel à la charité des fidèles en dissimulant soigneusement leur identité véritable. Nos consuls mettent à plusieurs reprises nos autorités civiles et religieuses en garde contre leurs agissements : " Un certain nombre de prêtres et même de laïcs nestoriens", écrivait en l'année 1894 notre consul à Bagdad M. Pognon, "vont chaque année quêter en Europe, et particulièrement en France, et recueillent ainsi des sommes importantes. Munis d'une lettre de recommandation écrite en syriaque par leur évêque, rédigée intentionnellement en termes ambigus et dont le signataire se qualifie, non des nestorien, mais de chaldéen, munis en outre de papiers qui, fort souvent ont été délivrés à d'autres qu'eux, ils s'adressent aux évêques, surprennent leur bonne foi et obtient des préfets l'autorisation de faire des quêtes généralement fort fructueuses… Faites comme elles le sont par des gens qui se donnent une qualité qu'ils n'ont pas, qui dissimulent souvent leur nom et qui, dans la plupart des des cas, gardent pour eux-mêmes les sommes recueillies, ces quêtes constituent de véritables escroqueries et devraient être interdites. Autant qu'il est possible d'en juger, les quêteurs s'adressent surtout au bas-clergé, aux couvents, aux congrégations religieuses et il est incontestable que la plupart de ceux qui donnent leur offrande ne la donneraient pas s'ils savaient à qui ils ont affaire. Mgr l'évêque de Tarbes, par exemple, serait probablement navré si on lui disait que les deux individus que son grand vicaire a si chaleureusement recommandé aux âmes pieuses comme bons catholiques appartiennent en réalité à la secte nestorienne anathématisée par l'Église de Rome depuis le règne de Théodose II, c'est-à-dire depuis quatorze siècles… De même, notre consul à Wellington recommande innocemment à la charité des âmes chrétiennes le R. P. Élie, qui quête pour la construction d'une église et d'un orphelinat à Ninive. Or l'individu qui se faisait appeler le père R. P. Élie était un nestorien et n'était peut-être même pas prêtre ; les nestoriens ne savent même pas ce qu'est un orphelinat ; enfin Ninive a été détruite il y a plus de 2. 000 ans".
En conclusion, notre consul recommande l'expulsion de ces quêteurs abusifs : "C'est ce que fit, il y a quelques années, le gouvernement russe qui fit reconduire à Constantinople une bande entière de quêteurs nestoriens qui exploitaient le territoire russe en se donnant comme catholiques orthodoxes. Le retour inopiné de cette bande qui, loin de rapporter le butin habituel, revint plus pauvre qu'elle n'était partie, fit sensation dans la région et, depuis cette époque, les quêteurs nestoriens, qui vont pourtant jusqu'en Chine, en Amérique et en Australie, ne se hasardèrent jamais sur le territoire russe". [lettre du 15 décembre 1894].
À côté des nestoriens, l'Irak abritait aussi des monophysites ou jacobites : cette secte fut, en 1895, troublée par un schisme dont notre consul, à Bagdad, M. Pognon, nous conte ainsi l'origine : "Cinq mois avant sa mort, le dernier patriarche jacobite avait perdu sa mule et, ayant appris que l'évêque jacobite de Diyarbékir en possédait une très bonne, il l'invita à la lui envoyer. Cet évêque est très riche, mais aussi avare que riche et il refusa formellement de donner sa mule au patriarche, refus auquel celui-ci répondit par une excommunication en bonne et due forme… L'évêque ne s'en émut nullement ; il conserva son siège et la confiance de son troupeau et, lorsque la patriarche mourut, il fut nommé administrateur du siège patriarcal jusqu'à l'élection du nouveau patriarche. À cette élection, il recueillit la majorité des suffrages et allait être nommé quand un de ses collègues, vieillard peu intelligent et très ignorant, assez peu estimé par ses collègues et ayant peu d'autorité sur ses fidèles, soutint que l'élection n'avait pas été canonique en raison de cette excommunication. Il acheta l'évêque qui représente la secte à Constantinople en lui envoyant 200 livres turques et 40 caisses de beurre et parvint à faire recommencer l'élection". [lettre du 20 septembre 1895]. Un autre candidat qui avait eu, entre temps, l'ingénieuse idée de distribuer un vêtement sacerdotal à chacun de ses confrères, fut alors élu. Mais l'évêque de Diyarbakir refusa d'accepter son élection, fit dissidence et menaça même de passer au catholicisme ; finalement, la seconde élection fut annulée et l'avare, qui avait sans doute consenti alors les sacrifices nécessaires, monta sur le trône du patriarche.
Les catholiques sous obédience de Rome se divisaient, eux aussi, en plusieurs Églises : les deux plus importantes étaient les Syriens catholiques (une dizaine de milliers) et les chaldéens (30. 000 environ). Ces derniers étaient d'anciens nestoriens, convertis au XVIIe siècle. Ils étaient fort pauvres et dépendaient étroitement des subsides que leur octroyaient le Vatican et aussi le gouvernement français ; ils étaient généralement, de ce fait, relativement soumis à Rome et, au cours des dernières années du siècle, certains de nos consuls, marqués d'anti-cléricalisme, le leur reprochent. En 1894 par exemple, notre consul à Bagdad écrivait, en parlant du patriarche qui venait d'être élu : "C'est un vieillard très âgé, fort instruit, mais maladif, maniaque, d'un ultramontanisme exagéré et, dit-on, d'une avarice sordide. Il a publié un livre dans lequel il a démontré la primauté du Souverain Pontife par des extraits des auteurs syriaques. C'est un peu comme si on voulait démontrer l'ancienneté de la poudre à canon par des citations tirées des Commentaires de César. Aussi ce tour de force lui a acquis la bienveillance du clergé latin." [lettre de M. Pognon du 1er décembre 1894].
Cette dépendance financière du clergé chaldéen vis-à-vis de Rome n'empêchait pas d'ailleurs que, de temps en temps, l'un ou l'autre des évêques de ce rite ne parte en dissidence ; c'était généralement le cas de candidats au patriarcat qui avaient vu leurs ambitions déçues et s'en prenaient au délégué apostolique qui n'avait pas toujours la tâche facile. Mais ces schismes ont été de courte durée et un compromis intervenait au bout de quelques années. "

La vie en Irak il y a un siècle vue par nos consuls, Pierre de Vaucelles, collection "Petite histoire des consulats".


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