Shêrko Bekas
La nuit des contes
Hurlent et galopent les vents
telle une femme prise d’épouvante.
Ferment les yeux, les vagues,
Déchiquetés sont les nuages,
dispersés comme du coton cardé
dans le ciel gris de l’Euphrate.
Les nuages sont les plumes d’une colombe blanche,
privée d’ailes,
lorsqu’elle tente de s’envoler
Mon cœur est à présent une grenade pressée,
Je m’assieds en cette nuit près de la cheminée de ma chambre
en face de ma vieille mère.
J’observe ses yeux affaiblis.
C’est la nuit des contes,
Nous rendent visite cette nuit… Las et Khazal*
J’écoute ma mère religieusement
J’écoute : Las parle, Las part
et je voyage avec lui d’une rivière à l’autre
d’un pied de montagne à l’autre,
d’une montagne à l’autre, avec lui, je voyage
et lorsque palpitent les ailes du sommeil
dans mes yeux,
j’entends l’Euphrate, et lui de gémir encore et de crier.
À l’extrémité,
Las part, mettant de longues lieues derrière lui.
*Couple amoureux d’une épopée kurde.
La mort
Quand mourut une feuille d’arbre, mourut l’une de mes lettres,
quand mourut la source de la montagne, mourut un de mes mots,
quand mourut un des jardins de ma vision, mourut une phrase,
mais
Ô fille de dix ans,
Ô fille du village Heleden*
quand ils t’ont tuée
Moururent une dizaine de mes poèmes, d’un seul coup.
* Village de la province de Suleïmanieh.
Adresses
Point de nom de ville
ni de quartier
ni de rue
Point de numéro de téléphone
ni de boite postale
que je possède
Mais
Chaque jour
Le long de la route
Me parviennent des lettres vertes
du lointain… et d’à côté
Car
ma poésie est elle-même le facteur de l’amour
Et mon adresse
la tranchée du dernier martyr.
La route
Un certain jour
La terre enfanta un volcan
De celui-ci naquit le Kurdistan
Le Kurdistan engendra Ararât
D’Ararât sont nés les Kurdes
Des Kurdes sont nés des jumeaux : la peine et le défi
Et de ceux-ci
naquit la Voie* de Yilmaz Güney.
* Yol.
* Yol.
Le premier et le dernier des cris
Une minute, trente secondes, quelques tic tac tic…
Avant onze heures
Le ciel était semblable à l’âme de Mewlewî*
Clair et pur
Pareil à la monture d’Ehmed Mukhtar**
La beauté du printemps était dans le hennissement du cheval
Et le sommet de Gulan
Avait mis une rose-étoile de Shem***
dans les cheveux de Goran****
Une minute, trente secondes, quelques tic tac…
Avant onze heures
Sous le plafond d’une chambre
À Halabjah
Il y avait une famille
Le père, la mère et une petite fille
Quelques tic tac… avant onze heures
La mère balançait le berceau
Et le petit enfant souriait.
Allongé, le père
Écoutait une cassette.
Onze heures ont sonné
Dong ! Deux à trois fois
Une fumée tel le cœur d’Ibn ‘Oujah
Et l’air, de mourir
Et le printemps, de mourir
Le père, la mère et l’enfant
À onze heures
Sous le plafond d’une chambre
À Halabjah
Sont devenus trois pierres
D’une statue
Ils se sont tous embrassés.
Après onze heures
Une ville pareille
À une colombe étranglée
Son cou brisé sous les ailes
Sa voix étouffée
Dans une ville du sud
Pas de cri d’oiseau, ni de piaillement d’oisillons
Ni de chuchotement
Ni de clameur
Ni de soupir
Ni âme qui respire
Après onze heures.
Seul le cri d’une voix dans cette ville
Parvient aux oreilles de la montagne
À travers l’arsine*****
Et rame pour atteindre
Les rivages de la vie.
Seule, cette voix
Après onze heures
La voix d’une bande magnétique
Dans la chambre
Qui joue l’hymne des armes
et des combattants.
- Poète kurde (1806-1882)
- * Poète kurde assassiné en 1935.
- ** Nom d’une couronne dans une épopée kurde.
- **** Poète kurde (1904-1962)
***** Gaz toxique.
Le poète kurde Shêrko Bekas est mort le 4 août dernier d’un cancer, à Stockholm où il était soigné depuis plusieurs mois.
Shêrko Bekas est né le 2 mai 1940 à Suleïmaneih dans une famille éprise de littérature et de culture et dont le père, Fayik Bekas (1905-1948), était un poète patriote, plusieurs fois arrêté et emprisonné.
Orphelin à l’âge de sept ans, Shêrko Bekas fait toutes ses études primaires et secondaires à Suleïmanieh, En 1959, il part étudier à Bagdad pour y faire des études techniques.
Il commence à écrire à l’âge de 17 ans, et publie des poésies dans le journal Jîn (La Vie) et des nouvelles dans la revue Hetaw (Le Soleil). Très vite, ses poésies paraissent dans des revues littéraires kurdes prestigieuses, comme Rojî Nuwê (Le Jour nouveau) et Hîwa (L’Espoir).
Menacé d’emprisonnement en 1965, sous le régime du général Aref, il s’enfuit dans les montagnes et rallia le mouvement de résistance, en animant la radio Dengê Shoreshê (La Voix de la Révolution), et fut aussi un des rédacteurs du journal Dengî Peshmerge (La Voix des Peshmergas).
En 1970, à la faveur de l’Accord de Mars entre le gouvernement irakien et le mouvement kurde, les écrivains kurdes purent à nouveau s’exprimer et publier librement en Irak, En avril 1970, avec les romanciers Hussein Arêf et Kake Mem Botanim, les poètes Djelal Mirza Kerim et Djemal Sharbajêrî, il écrivit un manifeste intitulé « Marsad » (Le Télescope), où les cinq hommes de lettres exprimaient leurs aspirations et leur programme littéraire :
Nous voulons que nos œuvres et créations littéraires soient adaptées à l’esprit de notre temps, tiennent compte des nouveaux concepts et doctrines et representent un miroir ou un reflet authentiques de notre société kurde comme de la société humaine tout entière.
Notre manifeste constituera ainsi le point de jonction de l’ensemble des courants et des nouvelles idées. Ceux-ci s’y rencontreront malgré la diversité de leurs convictions et de leurs engagements philosophiques et idéologiques, et leurs positions intellectuelles à l’égard de l’homme et de la vie.
Nous ne nous élevons pas aveuglément contre le patrimoine, nous pensons en effet que l’héritage patrimonial authentique tient lieu de soutien déterminant aux créations et aux tendances nouvelles ; en son sein, nos productions nouvelles sont-elles nées et ont grandi.» «Marsad», nº1, Bagdad, 1970 ; in « Étude sur la poésie kurde contemporaine », Les Petits Miroirs, Shêrko Bekes, trad. Kamal Maroof.
Mais en 1974, la guerre reprit au Kurdistan et il dut à nouveau prendre le maquis. Après la défaite du général Barzani, en 1975, il revint à Suleïmanieh avant d’être assigné à résidence par le pouvoir dans l’ouest de l’Irak, hors du Kurdistan. Mais il continue à écrire et ses poèmes circulent clandestinement dans les milieux de la résistance kurde.
En 1984, il réussit à s’enfuir à nouveau dans les montagnes, jusqu’en 1986. Il anime à nouveau la radio kurde de la résistance, prit part à la fondation de l’Union des écrivains kurdes et publia dans de nombreuses revues et bulletins qui paraissaient dans les zones « libres » tenues par les Peshmergas.
Invité dans plusieurs pays européens, il choisit de se fixer en Suède jusqu’en 1987. En 1992, il retourne au Kurdistan d’Irak, en partie libéré après la Première Guerre du Golfe et l’instauration d’une zone de sécurité.
Il est ministre de la Culture dans le premier cabinet du Gouvernement régional du Kurdistan.
Shêrko Bekas s’est imposé comme une figure rénovatrice de la poésie kurde, avec son recueil paru en 1971, Rûwange (Vision) qui rompt avec la métrique classique et une poésie sans rime et son recours au « poème-affiche » en 1975.
Sa poésie a été traduite en arabe, suédois, danois, néerlandais, français et anglais. L’intégralité de son œuvre poétique a été rassemblée dans deux volumes de mille pages publiés à Stokholm.
Ses obsèques ont eu lieu dans sa ville natale, à Suleïmanieh, et il a été inhumé lors d’une cérémonie nationale dans le parc principal de cette ville, le parc Azadî (Liberté). En plus d’une foule nombreuse, assistaient à ses obsèques le vice-président de la Région du Kurdistan, Kosrat Rassoul, le secrétaire générakl adjoint de l’Union patriotique du Kurdistan, Imad Ahmed, et l’ancien Premier Ministre de la Région du Kurdistan, Barham Salih, ainsi qu’un certain nombre d’officiels et d ereprésentants du gouvernement.
Mais le lieu de cette inhumation est provisoire car il doit se construire, à Suleïmanieh, une « cité culturelle » où un bâtiment doit abriter la sépulture de grandes personnalités culturelles et littéraires de la province.
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