vendredi, avril 19, 2013

Hans Castorp à la table d'un Kurde, "Russe ordinaire"



Pendant sept ans, Hans Castopr demeura chez ceux d'en haut. Ce n'est pas un chiffre rond pour adeptes du système décimal, mais un bon chiffre, maniable à sa manière, une étendue de temps mythique et pittoresque, peut-on dire, plus satisfaisante pour l'âme que par exemple une sèche demi-douzaine. Il avait pris ses repas à toutes les tables de la salle à manger, à chacune pendant sept années environ. En dernier lieu, il se trouva assis à la table des Russes ordinaires, avec deux Arméniens, deux Finnois, un Boucharien* et un Kurde. Il était assis là, avec une barbiche qu'il s'était laissé pousser, une petite barbiche d'un blond de paille, de forme assez indéterminée, que nous sommes obligés de considérer comme un témoignage d'une certaine indifférence philosophique à l'égard de son apparence extérieure. Même nous devons aller plus loin, et rattacher cette tendance à négliger sa personne à une tendance analogue que le monde extérieure manifestait à son égard. Les autorités avaient cessé de s'ingénier à trouver des diversions pour lui. En dehors de la question matinale touchant son sommeil – question de pure rhétorique et qui était d'ailleurs posée sous une forme collective – le conseiller ne lui adressait plus très souvent la parole, et Adriatica von Mylendonk (elle avait un orgelet très mûr à l'époque dont il est question) ne le faisait que de temps à autre. À considérer les choses de plus près, cela n'arrivait même que très rarement, ou jamais. On le laissait en paix, un peu comme un écolier qui jouit de ce privilège particulièrement amusant de n'être plus interrogé, de n'avoir plus rien à faire, parce qu'il est entendu qu'il doublera sa classe, et parce qu'on ne s'occupe plus de lui. Forme orgiaque de liberté, ajoutons-nous, en nous demandant à part nous-mêmes s'il peut y avoir une liberté d'une autre forme et d'une autre espèce. Quoi qu'il en soit, il y avait ici quelqu'un sur qui les autorités n'avaient plus besoin de veiller, parce qu'il était certain qu'aucun défi, aucune résolution subversive ne mûriraient plus dans sa poitrine, un homme sûr et définitivement acclimaté, qui depuis longtemps n'aurait plus su où aller, qui n'était même plus capable de concevoir l'idée d'un retour en pays plat… Une certaine insouciance à l'égard de sa personne n'apparaissait-elle pas dans le fait qu'on l'avait placé à la table des Russes ordinaires ? Et ce disant, nous n'entendons d'ailleurs pas faire la moindre critique à l'égard de la table ainsi dénommée ! Il n'y avait entre les sept tables aucune différence tangible. C'était une démocratie de tables d'honneur, pour nous exprimer hardiment. Les mêmes repas formidables étaient servis à toutes ; Rhadamante lui-même y joignait parfois ses mains énormes sur son assiette, lorsque le tour de cette table venait ; et les représentants des diverses races qui y mangeaient étaient d'honorables membres de l'humanité, encore qu'ils n'y entendissent pas le latin et qu'ils ne mangeassent pas avec des manières extrêmement gracieuses.
La Montagne magique, Thomas Mann.

* Alias Sogdiane, Bactriane, ou Grande Tartarie ;  vient de Bochara, la capitale (Boukhara).

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