'Ajnabi' et 'maktoumin' : les Kurdes apatrides de Djezireh
En 1962, le gouvernement syrien décide subitement de procéder à un recensement de toute la population dans la province de Hassaké, sous prétexte de déterminer qui est entré 'illégalement' en Djezireh depuis 1945 (en fait pour 'arabiser' le plus possible de terres frontalières). La province étant habitée par une grande communauté de Kurdes, souvent paysans, beaucoup n'ont aucun document à avancer pour prouver leur appartenance à ces terres. Il faut noter que la Djezireh, du temps du Mandat français, accueillit nombre de réfugiés fuyant les massacres ottomans, Kurdes, Arméniens, syriaques, yézidis, et même, dans les années 30, d'autres Syriaques fuyant les représailles après le départ des Anglais d'Irak. Quoi qu'il en soit, seuls les Kurdes furent inquiétés et le recensement ne durant qu'une journée (beaucoup n'étaient même pas au courant), on aboutit à une bonne fournée d'apatrides, tandis que les terres qui leur étaient confisquées revenaient à des colons arabes.
Ces Kurdes apatrides sont de deux sortes en Syrie : ceux qui se sont inscrits lors du recensement de 1962 mais n'ont pu fournir assez de documents pour prouver leur citoyenneté sont considérés comme "étrangers" (ajnabi). Ils ont une pièce d'identité spéciale indiquant qu'ils ne sont pas syriens. Ils font face à des restrictions dans leurs accès à l'éducation, l'emploi, le mariage ; les 'maktoumin' (non-enregistrés) n'ont pas été recensés en 1962 et ont encore moins de droits que les premiers : ils ne peuvent obtenir aucun diplôme et sont souvent soumis à des restrictions concernant leur déplacement dans le pays et même dans leur propre province.
Le nombre total des Kurdes en Syrie est difficile à établir car ils ne sont pas officiellement dénombrés comme tels. Certains chercheurs estiment qu'ils forment 10% de la population syrienne. Parmi eux le nombre des Kurdes déchus de leur nationalité en 1962 pouvait être autour de 120 000 et l'ONU estime qu'ils pourraient être aujourd'hui autour de 300 000. On avance ainsi les chiffres de 140 000 'ajnabî' et 160 000 'maktoumin'.
Un reportage de Rudaw.net revient sur le sort de ces 'sans-papiers', c'est-à-dire des quelques 300 000 Kurdes rendus apatrides par décision d'État en 1962. 'Taghee Moas' auteur du reportage se présente comme un 'journaliste indépendant' travaillant en Syrie, parlant couramment kurde et arabe, et qui a plusieurs fois servi d'informateur pour des ONG travaillant dans la partie orientale du Kurdistan de Syrie. Il rapporte les propos de ces Kurdes démunis de nationalité dont Bachar Al Assad s'est finalement décidé à réhabiliter certains dans leur citoyenneté au printemps dernier, sans que toute la question soit résolue, loin de là.
© John Etham |
Comme il est indiqué dans l'article, l'octroi ou non de la citoyenneté fut tout à fait fantaisiste. Le Kurde interviewé explique ainsi que son "grand-père et ses enfants étaient nés en Syrie. Mais tandis que certains de ses frères et sœurs gardèrent leur nationalité, mon grand-père et deux autres de ses frères travaillaient aux champs, et n'en firent pas la demande."
Un rendez-vous manqué avec l'administration, plus d'un demi-siècle d'imbroglio administratif : le statut d'apatride acquis subitement est héréditaire via le père, mais pas les biens des apatrides eux-mêmes : "Alors que j'ai automatiquement hérité du statut d'apatride de mon père, je ne pourrai hériter de ses biens quand il mourra. Nos terres ont déjà été confisquées et remises à des colons arabes. Le gouvernement syrien critique les Israéliens au Sud, mais ils font la même chose au Nord."
Être apatride ferme la voie à beaucoup d'emplois, alors que la Syrie connaît une grave récession.
"Même si j'ai eu assez de chance pour entrer à l'université grâce au directeur du collège, mes études ne serviront à rien et je n'aurai pas un diplôme valide. Je ne pourrai pas travailler dans le secteur publique ni créer une entreprise à mon nom." Son plus jeune frère, lui, a laissé tomber les études quand son professeur a refusé la présence dans sa classe "des animaux, des criminels et des traîtres". Aussi, âgé seulement de 10 ans, le garçon cire des chaussures ou vend des chewing-gum ou du tissu dans les rues :
"Si on me demande d'où je viens, je dis 'de Turquie'. Je ne sais même pas parler turc, mais comme je parle un mauvais arabe, ils me croient, généralement. Nous guettons à tour de rôle si quelqu'un vient dans le parc (les parcs, ouverts de nuit, ont des cafés, des maisons de thé et parfois des restaurants). Si la police vient, tout le monde s'enfuit. S'ils nous attrape, nous devons leur donner tout ce que nous avons. Parfois ils blaguent et dit que c'est la 'taxe d'importation' ou un 'cadeau du gouvernement turc'."
Le décret présidentiel en mars dernier a rendu la nationalité à quelques 6000 Kurdes (sur environ 300 000) et leurs noms n'ont toujours pas été inscrits au registre national des citoyens, de sorte qu'ils n'ont pas droit à un passeport, seulement à une carte d'identité, comme en témoigne l'un d'eux :
"Je suis content d'avoir ma carte d'identité, mais tant que le processus n'est pas achevé, je ne fais pas confiance à leur action. Avant que ma carte soit délivrée, j'ai dû avoir un entretien, répondre à beaucoup de questions, et d'intimidations, avec la Sécurité d'État. La citoyenneté ne doit pas être un privilège. C'est mon droit."
Le premier interviewé, lui, n'a toujours pas de nationalité. "Ils se nourrissent de nos rêves. À chaque fois, nous entendons qu'ils travaillent à résoudre notre problème, qu'ils l'étudient et en discutent. Et à chaque fois j'espère que mon rêve devienne réalité. Mais maintenant ma colère est si grande que si je décidais de me joindre aux manifestations, je pourrais tuer 20 de ces voyous du gouvernement. Car ce pays m'a menti, m'a traité de chien. Ils ont dit que je ne devais pas avoir de passeport, que je ne devais pas voyager, que je ne devais pas me marier. Mais je ne me joindrai pas aux manifestations, car je veux avoir un avenir, un développement et la paix pour ma famille."
De fait, depuis le début du mouvement, les Kurdes hésitent entre rallier le mouvement arabe (de qui ils se méfient) et patienter avec leur propres partis politiques (qui peinent à trouver une ligne claire devant les événements) : "S'il y a des émeutes kurdes à Alep, je veux en faire partie. Depuis 3 ans que je suis étudiant, j'ai été emprisonné quatre fois. Étant apatride, je suis politiquement dangereux aux yeux des autorités. C'est pourquoi je n'ai rien à perdre. Il se peut que cela tourne mal pour moi, et que je sois arrêté et emprisonné ; mais il peut aussi en sortir un bien : j'obtiendrais alors la nationalité d'un pays européen puisque les tortures que je subirais renforceraient le dossier de ma demande d'asile."
2011 célèbre le 50ème anniversaire de la Convention visant à réduire le cas des apatrides.
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