Les Petits-Enfants : Gülçin
Notre village s'appelle Derik, ce qui en kurde signifie "petite église". Avant le génocide, plus de quatre mille non-musulmans y vivaient. Il y avait quatre, voire cinq écoles non-musulmanes. Arméniens, syriaques et Kurdes vivaient en harmonie. Les Arméniens étaient le plus souvent tailleurs ou joailliers. Puis, le génocide a éradiqué presque la totalité des Arméniens du village. Dans les environs, il y avait une grotte appelée "le four arménien" car on y avait enfermé les Arméniens pour les brûler. Il y a eu quelques survivants, mais la plupart ont été exterminés dans les flammes. Les militaires ont fait une descente dans le village, ils ont rassemblé les Arméniens, en ont abattu une partie dans le village et une autre dans les alentours. Ceux qui en ont réchappé se sont enfuis. C'est une histoire tristement célèbre dans le village.
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Mon père étant kurde, nous nous sommes toujours considérés comme kurdes. Mais j'avais à la fois des oncles arméniens et des oncles kurdes. Nous appelions ces derniers "file", en kurde, cela signifie "chrétien". Mon père n'entretenait alors aucun rapport avec la communauté arménienne. Il ne savait pas non plus parler arménien. Par contre, les fils de mon oncle arménien savaient parler à la fois kurde et arménien. Mais aujourd'hui leurs propres enfants ne savent pas le kurde. En réalité, tous mes cousins qui habitent à l'ouest du pays ne connaissent pas le kurde. Une langue se perd vite si elle n'est pas pratiquée.
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Quand nous rendons visite à mon oncle, il nous raconte toujours des histoires sur les Arméniens. Il nous explique comment ils vivaient dans le village, pourquoi ils ont immigré en ville, ce que faisait ma grand-mère dans sa jeunesse. Il dit souvent : "On n'a pas toujours vécu comme ça, ma fille, nous menions là-bas avec les Kurdes plutôt une belle vie." Je n'ai jamais entendu quelqu'un chez lui prononcer le mot "massacres", jamais. Ils s'y réfèrent en disant "ces jours-là". C'est difficile… Il nous a tout de même raconté l'histoire de femmes qui, pour échapper au viol, se sont jetées du haut d'une montagne. Et aussi comment les rares hommes rescapés ont tous été abattus. Ils disent à chaque fois : "Des soldats ont surgi et les ont tous tués." D'autre part, dans notre village, personne n'a jamais parlé d'assassinats de Kurdes.
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À un moment, j'ai pu considérer mon père comme arménien, mais je ne me voyais pas moi-même en tant que telle. Depuis ces dix dernières années, ma perception a changé ; en fait, j'ai commencé à ne plus me poser de questions après le décès de mon père. J'en suis arrivée à la conclusion que si ma grand-mère était arménienne, je l'étais également. Pendant longtemps, pour moi, seuls mes oncles étaient arméniens, puis mon père l'était un peu devenu, et puis j'ai fini aussi par devenir arménienne (Elle rit). Cela fait maintenant quelque temps que j'ai conscience d'être "Arménienne-Kurde".
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Les Arméniens ont emporté avec eux tout le savoir-faire artisanal. Et sans eux aussi, la forêt a dépéri. Ma mère me racontait combien les montagnes de notre village étaient luxuriantes. D'ailleurs, je me souviens m'être étonnée à ces mots car je n'ai jamais vu aucun arbre sur ces montagnes… Les Kurdes qui s'étaient ensuite installés ont décimé la forêt. Les Arméniens, étant sédentaires, protégeaient au contraire cette nature. Et puis, les gestes et les rythmes de l'agriculture ont également disparu avec les Arméniens. Il n'y a eu aucune transmission. Même les échanges commerciaux auraient été bien différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. Cette région aurait été beaucoup plus florissante. De nos jours, elle a perdu son autonomie, les gens n'arrivent plus à se nourrir. Tant de changements, seulement en soixante-dix ans.
La population de Diyarbakir et de ses environs était à l'époque très diversifiée. Il y avait des Arméniens, des syriaques, des Zazas, des alévis… Il ne reste bien sûr plus aucun Arménien dans notre village… De toute manière, les Kurdes shafiites mettent les alévis et les Arméniens dans le même sac. Pour eux, ce ne sont pas des musulmans ; ils ne font aucune différence entre les Arméniens et les alévis.
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J'ai mis beaucoup de temps à accepter mon identité arménienne. J'ai été élevée en tant que Kurde. J'ai appris assez brutalement que j'avais des origines arméniennes. Je suis triste de ne pas savoir prononcer un seul mot en arménien. En fait, cette diversité me plaît assez, car mes deux familles, arménienne et kurde, se respectent mutuellement. Par exemple, lorsque ma mère rendait visite à ma famille arménienne, on lui préparait toujours un tapis de prière. Et ma mère, pendant les fêtes chrétiennes, leur préparait toujours un repas de circonstance. Cela prouve qu'il est tout à fait possible de faire cohabiter deux cultures, il suffit de communiquer et de trouver un terrain d'entente.
Avec tout cela, je souhaite que le génocide arménien soit reconnu de tous. Je le veux pour ma grand-mère. Parce qu'elle aurait vécu une vie meilleure, aurait eu une mort différente, et ses enfants auraient eu d'autres opportunités. Je le demande en sa mémoire. Je sais que cela ne ressuscitera pas les morts, ou que la vie de ma grand-mère ne sera pas meilleure. Mais, je souhaite qu'il y ait cette reconnaissance, que les gens de la rue reconnaissent ce qui s'est passé. Tant que nous n'aurons pas reconnu ce crime, nous marginaliserons les Arméniens ; une partie de ma famille sera mise à l'écart.
Les petits-enfants, Ayşe Gül, Fetiye Çetin.
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