Quelque part dans l'inachevé : "Le piège de la bonne conscience".

J'apprends, tombant sur cet extrait d'entretiens, qu'entre autres causes, Vladimir Jankélévitch aurait aussi pris parti pour les Kurdes. À vrai dire, ça ne m'étonne guère du bonhomme, qui a souvent signé des pétitions ou manifesté et qui explique pourquoi, dans ce livre. Je ne sais à quelle occasion il a défendu ou pris position pour les Kurdes. Mort en 1985, ça ne pouvait être pour dénoncer l'Anfal ou la sale guerre de Turquie. Sans doute, une des révoltes de Barzani, celle de 1974, le livre ayant été édité en 1978 ? En tout cas, voilà le sens de son engagement, qui me fait aussi penser à Cioran quand il écrivait "On doit se ranger du côté des opprimés en toute circonstance, même quand ils ont tort, sans pourtant perdre de vue qu'ils sont pétris de la même boue que leurs oppresseurs." De l'inconvénient d'être né, VIII :

Vous haïssez les majoritaires. Vous prenez toujours la défense des peuples opprimés, les Kurdes, les Biafrais, les Bengalis, les Haïtiens… C'est aux laissés-pour-compte du sens de l'Histoire que va votre préférence.
Je suis du parti de ceux qui sont faibles, désarmés, minoritaires. Je suis pour ceux que tout le monde oublie ou renie, que personne ne défend ni ne plaint. Mon cœur bat à l'unisson d'Ulysse tant qu'Ulysse apparaît comme un mendiant dans sa propre maison. Ulysse ne devient antipathique qu'à partir du moment où il tend l'arc et où il est décidément le plus fort : alors il n'est plus qu'un propriétaire sûr de son droit. Quand il massacre les prétendants, nous nous prenons d'une espèce de sympathie, et même d'une pitié dérisoire pour cette misérable tourbe… Il faut l'avouer, je me désintéresse un peu des causes triomphantes, appuyées par les clameurs de la multitude et les flatteries des lâches. Les musclés, les forts, les "costauds", ceux que Max Jacob appelait les rugissants, auxquels il faut ajouter les cantatrices vociférantes, les virtuoses en délire et les chefs d'orchestre glorieux : ce camp triomphal n'est pas le nôtre. Quand j'étais petit, je me considérais comme l'allié d'Hector et non pas d'Achille du moment que les Troyens allaient succomber. Puis je me suis retrouvé dans le camp d'Hannibal, contre Scipion et ses légions romaines, quand la fortune des armes eut abandonné Carthage. Au pont Milvius, je me battais avec Maxence contre Constantin. J'ai alors détesté Constantin le Grand, le grandissime Constantin, ce Constantin le fort si sûr de sa force. L'Église romaine de Pierre, la gloire militaire des Champs Catalauniques qui remplissent Liszt d'admiration laissent une impression de malaise. J'ai souhaité la défaite du christianisme quand il est devenu majoritaire et triomphal, quand le sentiment de supériorité a défiguré son visage et quand il s'est mis à son tour à persécuter les païens. Les héros casqués ont succédé aux martyrs. Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat in sæcula sæculorum. Quels cris, mon Dieu ! Quelles clameurs belliqueuses ! La guerre sainte des musulmans n'est pas moins monstrueuse que les croisades des chrétiens. Non, aucune guerre n'est sainte. Elie Wiesel a dit, en termes admirables, que la guerre en doit jamais être glorifiée ni sanctifiée, et que cette aberration mentale est étrangère au judaïsme. Honte aux vainqueurs ! Honneur aux vaincus ! Serait-ce là un paradoxe romantique ? une forme un peu irritante de l'esprit de contradiction ? Nullement ! Les forts n'ont besoin de personne, ils se défendent tout seuls. Heureusement ils se dévorent parfois les uns les autres. Mais souvent aussi les ogres sont solidaires des ogres, solidaires en ogrerie. À eux les milliards, la bonne conscience, l'assurance naturelle que leur musculature confère aux athlètes, et, par surcroît, certaines cautions pseudo-philosophiques. Pourquoi ces rugissements contre la morale ? Justement parce que la morale est ce qui gêne les chevaliers de la force triomphante. Là où une stratégie politique fondée sur les rapports de force et sur l'identification du droit au fait reste toujours équivoque, indécise et finalement rétrospective, la morale seule donne des réponses décisives, univoques et inconditionnellement valables. La morale n'est pas là pour enrichir les riches ni pour fortifier les forts, l'injustice "immanente" s'en charge elle-même, qui ne cesse d'élargir monstrueusement les inégalités et d'agrandir vertigineusement les latifondes. Chacun sait que l'argent va aux riches, la chance aux heureux, les honneurs aux hommes déjà importants (car c'est l'importance qui nous rend importants !) ; les décorations attirent les décorations et vont garnir d'elles-mêmes les poitrines déjà constellées. Sans le régulateur moral, l'inégalité est ainsi livrée à la fièvre de la frénésie inflationniste. Tels sont les monstres de la puissance, d'une puissance folle d'elle-même, et qui obéit à une espèce de prolifération cancéreuse. Ces exagérations caricaturales, la justice les endigue comme elle peut. Notre indignation les dénonce. La justice ne dit pas : heureux les riches car ils seront encore plus riches, et de plus en plus riches, comme le roi d'Arabie ! La justice est là pour fortifier les faibles et affaiblir les forts. La justice est là pour endiguer le scandale de l'action délirante, pour faire contrepoids ; sa besogne est la compensation, l'équilibre qui résulte de l'interversion. Mais les forts sont si voraces qu'ils raflent tout, comme les apparences de la faiblesse… Comme le riche qui fait le pauvre, le fort joue au faible et au persécuté. Il ne nous restera rien, à nous. De grâce, ne prenez pas tout, laissez-nous quelque chose ! Laissez aux faibles les humbles privilèges de leur faiblesse ! Laissez du moins aux pauvres les attributs si peu enviables de leur pauvreté. On ne peut pas tout accaparer : avoir les plus hautes distinctions et les refuser, avoir tous les honneurs et en même temps ne pas les avoir, posséder tous les avantages sans les inconvénients de ces avantages, cumuler la puissance et le détachement, transcender les contradictoires, en un mot être sublime. Gracian loue Philippe III d'Espagne qui a conquis le ciel de haute lutte (!) sans perdre un pouce de terre et, en cumulant la gloire surnaturelle et l'éclat séculier, accaparé la "vertu" avec la puissance. Lui non plus il n'a rien laissé aux autres… Pas même la mort dans la solitude et la déréliction !
Vladimir Jankélévitch, Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l'inachevé, XVII, "Le piège de la bonne conscience". 

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