Qalandars kurdes et qualandars noirs

D'après l'auteur du Qalandar-namâ de Tashkent qui écrit entre 1320-1350 et qui a adopté pour lui-même et ses disciples le modèle du majdhûb/abdâl, le fondateur de la secte islamique des Abdâl serait un certain Abû'l-Wafâ' (m. 501/1107). Les sources anciennes s'accordent sur le fait qu'Abû'l-Wafâ' était un "Kurde". De même que l'"abdalisme" et le "qalandarisme" ont été turquisés, de même ce Kurde a été turquisé. Un nombre considérable d'"Indiens" en provenance du Sind et de Transoxiane se sont installés en Arménie/Kurdistan. Contentons-nous pour l'instant de dire que la trace de ces Indiens peut être retrouvée à l'intérieur de la minorité des Kurdes yézidis, et que le dénommé Abû'l-Wafâ' a été le maître du shaykh 'Adî (m. c. 558/1162), lequel shaykh 'Adî est le chef spirituel des Kurdes yézidis. Sachant que les Yézidis ne sont pas des Turcs et qu'à cette époque Turcomans et Kurdes se vouaient une haine féroce et s'exterminaient les uns les autres, on peut se demander à quelle espèce de Kurdes Abû'l-Wafâ' appartenait et quel genre de cause il défendait. Que signifie en effet cette mystérieuse convocation chez le calife al-Qâ'im bi-amri'llâh (r. 422-467/1031-1075) ? Le calife aurait craint qu'en sa qualité de seyyed (ou de soi-disant seyyed Abû'l-Wafâ' fasse valoir ses droits au califat. Qu'il s'agisse ou non d'une fiction inventée par l'auteur de ses "Actes" pour le grandir, il semble qu'avec ses "quarante compagnons", ce Kurde devait avoir une conception suffisamment activiste de la sainteté pour figurer au rang de chef spirituel des ascètes agitateurs.

"Chef spirituel des ascètes agitateurs", ça a de la classe, quand même...

Les qalandars dâghî, büryân, "brûlés", et les Tûrlâq, Torlak ou "Torlaqui" qui seront si savoureusement décrits par les voyageurs, ne sont qu'un seul et même type d'ascètes  agitateurs. En turc ancien (dérivé du persan) le marquage au fer rouge se disait dâghlaghî. Ce mot difficile à prononcer a été transmis sous la forme "Torlaqui" par les voyageurs. Tûrlaq est par ailleurs le nom de la "fosse à charbon de bois". Cela signifie-t-il que les qalandars étaient noirs ? brûlés ? ou les deux à la fois ?
Une précision s'impose avant de continuer : les qalandars noirs étant qualifiés de "kurdes" il es tpeu probable qu'ils aient été des Africains.
Les Jalâlî détachés d'une tribu kurde qui existait depuis au moins le Xe siècle – elle est mentionnée par Mas'ûdî et par Ibn Hawqâl – étaient une bande de brigands dirigés par un certain 'Abd al-Halîm alias Qara Yâzîjî, le "Scribe noir", chef des Sagbân, des "gardiens de chiens". Le détachement des Sagbân avait été intégré à l'armée des Janissaires. Ils étaient six mille sous Bâyazîd. Avec ses vingt mille soldats pour beaucoup recrutés dans la masse des déserteurs qui avaient pris la fuite pendant la campagne de Hongrie, Qara Yâzîjî prendra Edesse et les montagnes environnantes en l'an 1008/1599. Les Jalâlî tiendront en échec l'armée du sultan pendant trente ans. Qara Yâzîjî, Qara Sa'îd et Qaraqûsh Ahmad ("le Corbeau") associés vers 1520 à un dénommé Kalender Oghlû ("Fils de qalandar"), que certaines sources ottomanes mettent en relation avec les Torlak, tous ces Qara–X avaient probablement la peau noire (qara). Dans son récit de la prise de Bitlîs (Kurdistan, sud de Van) par Malik Ahmad Pacha en 1655, Evliyâ fait le portrait d'un chef kurde du nom de Qara 'Alî. Ce brigand littéralement "noir de peau" (siyah chehre) appartenait lui-même à la division des Sagbân de la région de Van dont Mehmet IV (r. 1648-1687) avait décidé la dissolution. Les "Kurdes" qui avaient infligé de lourdes pertes aux troupes de Selim Ier envoyées contre les Perses safavides (bataille de Châldirân, 920/1514), seront assiégés dans la citadelle de Diyarbakir par l'armée du sultan. Ces "Kurdes" sont décrits comme des kafirler 'üryân-u büryân, comme des "mécréants nus et brûlés". Également "nus et brûlés" les disciples du shaykh Mahmûd d'Urmiya entrés en rébellion encore et toujours à Diyarbakir. Ce shaykh avait dû quitter l'Azerbaïjan après la conquête de Shâh 'Abbâs (1603). Actif défenseur des droits des paysans surchargés de taxes, il sera exécuté par Murâd IV. La flagellation au couteau pratiquée par ses disciples permet de placer ceux-ci dans la même catégorie que les qalandars lacérés de type Haydarî appelés "Torlaqui" par les voyageurs, et dont Badr al-dîn  de Sâmâvna et Torlak Kemâl ont été les chefs.
Connaissant l'"impureté" qui frappe le chien en islam, on peut maintenant se demander dans quel milieu les sagbân étaient recrutés. Les éleveurs, dresseurs et marchands de chiens (avec les marchands de vin) ont fait partie des exclus en Inde et en islam. Le chien, qui se charge de la voierie et se roule dans le fumier, est sale. L'entrée lui est interdite dans les temples en judaïsme et en islam, et l'impie est ordinairement traité de chien (KLB). En Inde, le contact accidentel avec le chien obligeait les brâhmanes à prendre un bain tout habillés. En islam, il faut laver la partie souillée. Dans son Langage des oiseaux et dans l'esprit malâmatî qui l'anime, 'Attâr raconte l'histoire d'un shaykh amoureux de la fille d'un sagbân, à qui la mère avait suggéré d'adopter le plus dégradant des métiers afin de lui prouver son amour. L'élevage des chiens combiné avec le commerce des boissons interdites et du haschich, apparemment aux mains des Sagbân, concorde avec ce qu'on sait des Kharafîsh supposés musulmans et des parias de la société indienne.
Des tribus kurdes localisées dans les montagnes du Sinjâr par Evliyâ – et qui sont des Yézidis – adoraient le chien noir et coupaient la tête à ceux qui lui lançaient des pierres. Sir Rycault, ambassadeur du roi d'Angleterre à Smyrne en 1662, les a décrits au même moment. Contrairement aux musulmans qui le détestent et qui en ont régulièrement organisé le massacre, les Yézidis (et les Tsiganes) soignent leurs chiens comme ils soignent leurs enfants. Les chiens remplissent le rôle de passeurs dans leur rituel funéraire. Le culte du chien est suffisamment rare pour que soit évoquée à son propos la décision prise en 724 par le calife Yazîd II d'exterminer les chiens d'Arménie, avec les pigeons et les coqs blancs. Le chien noir est l'animal fétiche des hors-castes, il est le substitut de Shiva/Bhairava, le "Noir". 
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Ce survol des mouvements insurrectionnels de type qalandarî qui ont semé le trouble dans l'ancien Empire romain depuis (au moins) le XIIIe siècle et dans l'Empire ottoman jusqu'au XVIIe siècle nous place face à une population dont les caractéristiques croisées posent problème :
1) sur le plan ethno-religieux : redondance de l'élément kurde "noir" et de l'élément arménien chrétien.
2) sur le plan typologique : redondance de la nudité et du marquage au feu et à la lame, anachronique en islam,
3) sur le plan social : combinaison d'activités para-militaires et de performances de type "para-normal" de dimension spectaculaire.
Si l'on fait la somme des points communs qui ont existé entre les qalandars et certaines minorités hétérodoxes du Kurdistan (Turquie et Iran) comme les Ahl-i Haqq, si l'on prend en compte le fait qu'il y a eu des qalandars Jalâlî au Kurdistan et des qalandars Jalâlî dans le Sind et que les textes associatifs des Jalâlî et des Ahl-i Haqq ont un air de famille évident, et enfin si l'on mesure quel poids mort les ascètes ou les qalandars venus de l'Inde ont représenté pour les sultans ottomans, on est bien obligé d'admettre qu'il y a eu des échanges autres que commerciaux entre la Turquie et l'Inde.

Christiane Tortel, L'Ascète et le Bouffon. Qalandars, vrais et faux renonçants en islam : I. Le Paria et le Bouffon : III. Sainteté et subversion.

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