Le premier qalandar historique attesté en islam émerge de la littérature persane du Xe/XIe siècle. Bâbâ Tâhir 'Uryân, le "Nu" (m. c 410/1019) a été un ascète et un poète. Il a vécu à Hamadan, au Kurdistan, une ville dont le nom est également associé au poète iranien Fakhr al-dîn 'Iraqî (m. 688/1289), qui s'y éprit d'un jeune qalandar qu'il allait suivre jusqu'en Inde.
Quand Bâbâ Tâhir dit : "Je suis ce paria (rind) qu'on appelle qalandar, rien ne m'appartient, et je n'ai ni toit ni foyer ; le jour, je vagabonde de par le monde, et la nuit, j'ai une brique pour oreiller", il se définit comme un exclu qui vit dans la rue. Sans doute est-ce encore un effet pervers du syndrome du qalandar perçu exclusivement comme un musulman qui a conduit le grand iranisant Fritz Meier à traduire rind par pîr, par "maître spirituel". Cette traduction contredit le fait que Bâbâ Tâhir était solitaire en lui prêtant des disciples. Ces disciples n'apparaissent nulle part dans son œuvre et leur introduction dans le soufisme kurde relève à l'évidence de revendications d'ordre ethnique. Le dialecte lûrî dans lequel s'est exprimé le poète, très retouché par ses éditeurs iraniens (de l'avis des Kurdes), pose la question de sa proximité avec certaines minorités "kurdes" qui ont joué un rôle dans la formation du qalandarisme.
Maintenant, que faut-il comprendre dans l'épithète de "Nu" que porte Bâbâ Tâhir ? Faut-il considérer la nudité de Bâbâ Tâhir au premier degré ou l'appréhender comme une métaphore du détachement ? En dehors de l'Inde où cette coutume était répandue chez les ascètes depuis des siècles, la nudité de Bâbâ Tâhir et d'un grand nombre de qalandars pose problème. La nudité est proscrite en islam. L'islam exige en effet que les hommes se couvrent du nombril jusqu'aux genoux. Le qaladanr Sarmad Shahîd sera décapité à Dehli en 1659 pour cause (prétextée) de nudité par un roi musulman fanatique. La tolérance de la nudité corporelle de Bâbâ Tâhir pourrait se justifier s'il avait été fou – la folie suspend l'application de la Loi – mais les poèmes que le qalandar a laissés derrière lui le montrent en pleine possession de ses moyens. Mais laissons là la tentation de donner un sens subversif à cet aspect du personnage en opposant corps social vêtu et corps asocial dévêtu, spéculation que le contenu de ses poèmes n'autorise pas à défendre, et posons-nous plutôt la question : "La nudité de Bâbâ Tâhir est-elle une marque d'hétérodoxie ou la survivance d'une tradition étrangère à l'islam, perçue comme une hétérodoxie ?" Ceci équivaut à poser en d'autres termes la question de l'archétype du qalandar.
Christiane Tortel,
L'Ascète et le Bouffon. Qalandars, vrais et faux renonçants en islam : I. Le Paria et le Bouffon : chapitre 1 : "Mendiant ivrogne et débauché ou ascète ivre de Dieu ? "
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