L'Orient noir d'Adonis


"L'abîme m'a appris que nous ne pouvons comprendre un problème que par l'intermédiaire d'un autre problème et à travers lui, comme si l'homme n'avançait pas en allant de l'obscur à la lumière, ainsi qu'on le pense, mais en se dirigeant vers une autre sorte d'obscur, moins épais. Cette différence entre deux obscurité, nous l'appelons lumière."

Amusant comme il prend l'exact chemin opposé des "illuministes" néo-platoniciens et surtout du Sohrawardi pour qui tout est lumières mais avec une différence de graduation dans leur puissance au fur et à mesure qu'elles s'engendrent de leur source. De même "cette différence entre deux obscurités, nous l'appelons lumière" rappelle la définition du barzakh par Ibn Arabî comme "une séparation idéale entre deux choses voisines, qui jamais n'empiètent l'une sur l'autre; c'est, par exemple, la limite qui sépare la zone d'ombre et la zone éclairée par le soleil." Mais Ibn Arabî ne dit pas que le barzakh est ombre ou soleil mais justement cette imperceptible et pourtant permanente frontière entre les deux, alors que Sohrawardî voit le barzakh comme l'écran de la matière barrant l'accès à la lumière ou l'opacifiant. C'est alors qu'Adonis fait un éloge de l'obscurité, dans une irréductible opposition à la lumière plotinienne, des avicenniens ou des autres "émanatistes" et "illuministes" et "ishraqiyun" :

"Heureusement pour l'homme et pour la poésie, il n'existe pas de clarté suffisante pour effacer l'obscur dans l'homme et dans les choses. Si la clarté devenait maîtresse du monde, la vie en serait altérée, et la poésie défaite." La nuit arabe vs le soleil iranien ? Je n'aime pas trop ces systématismes mais il y a quand même un peu de ça, dirait-on. Ainsi, pour lui, l'Orient, c'est le chaos, c'est la nuit, toutes choses qui sont du monde d'Ahriman pour un Iranien, la ténèbre c'est le mal, comme tout ce qui est corps et fait obstacle à la Lumière. Et pourtant, lui aussi se revendique "oriental", mais d'un Orient noir, inversé, comme le soleil de minuit :

"Géographiquement, j'appartiens à un pays situé dans la moitié orientale du monde. Mais si je suis natif de cet Orient, c'est d'abord parce que je crée mon propre Orient. Je ne lui appartiens que dans la mesure où lui-même m'appartient. Cet Orient est tout à la fois mémoire et oubli, présence et absence. Il affirme le chaos dont on ne sait s'il est l'argile ou la main, la lumière ou la nuit, le rien ou le tout. L'Orient, pour moi, est indéfinissable, l'étendue vacante, l'homme en son errance originelle. Lorsque je pense à lui, je m'interroge : la poésie, dans ses multiples façons, peut-elle ne pas signifier cet Orient ?"

Là encore s'il y a des accents très semblables à "l'Orient intérieur" du Sohrawardi, qui n'a rien à voir lui non plus avec la géographie, la définition du Syrien en est le négatif parfait. En toute logique cependant, dire que l'Orient c'est la lumière serait plus juste, puisque c'est tout de même bien de là que monte l'Ishraq c'est-à-dire le soleil naissant ! et son pôle de déréliction obscure ressortirait plutôt de "l'exil occidental". La clef de cette différence est peut-être dans la fin : "la poésie, dans ses multiples façons, peut-elle ne pas signifier cet Orient ?" Si l'Orient, pour Adonis, c'est la poésie, pour Shihâb ad-Dîn, c'était de façon plus ambitieuse la Connaissance (ma'refat), soit la Lumière absolue, celle dont justement le poète nous dit que "si la clarté devenait maîtresse du monde, la vie en serait altérée, et la poésie défaite." Pourquoi ? On comprend quand il parle de l'arabe :

"J'écris en arabe? Dans cette langue, la présence s'identifie à l'invisible. Le monde y est absent, quoique visible. L'homme, selon cette vision, est un état continuel d'absence. La vérité réside au sein de la langue en tant que dévoilement de l'essence du monde à travers les mots dont Dieu a fait usage. En ce sens, l'être lui-même y est une langue. Les vivants sont endormis, ils se réveilleront après la mort. Ecrire la poésie dans cette langue et dans son génie, c'est dévoiler l'invisible et l'abîme de l'absence qui nous en sépare. Ecrire la poésie, c'est s'attacher à dire une "chose" et cette "chose" en arabe est l'abîme même et l'invisible." Voilà, la parole ici, ce n'est pas le "kun faqan" créateur de la chose, mais le barzakh, l'entre-deux. "Si la poésie a quelque pouvoir de fonder, elle fonde ici la présence de l'invisible. L'écriture, en arabe, enseigne seulement que la patrie n'est pas un lieu, qu'elle ne se situe nulle part. Elle enseigne qu'elle est elle-même la patrie. Elle m'a appris comment je pourrais dire : mon corps est mon pays".

Et là encore, exact opposé du gnostique qui dit "mon corps est mon exil".

Oui, mais pourquoi la clarté victorieuse en toutes places détruirait la poésie ? Parce que : "La poésie, à mes yeux, complète l'homme, elle n'est en rien son image. Je n'avais aucun souci de créer une harmonie entre le monde et moi, mais j'avais toujours le regard fixé sur l'abîme qui se situe entre nous. Je n'ai donc pas écrit de poésie dans le dessin de combler cet abîme, mais comme errance au-dedans de lui et comme exploration."
Ainsi il s'agit d'explorer le barzakh et surtout ne jamais sortir de cette ligne de fracture ; on comprend donc toute la logique de cette position de "gnostique inversé", qui est celui de l'exil volontaire, dans un retournement qui dit "mon exil est ma patrie, et donc "l'errance originelle" n'est plus l'exil occidental, mais oriental.

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