Kurdes, Turcs et Arabes : l'éternelle question de Kirkouk

Carte dressée en 1924 par la SDN


Dans la province de Kirkouk, la situation militaire et sécuritaire a été tendue et meurtrière depuis le début de l'année, tant en raison de l’hostilité croissante entre milices chiites et Peshmergas, que par les attaques, conventionnelles ou terroristes, de l’EI. Après l’effondrement de l’armée irakienne régulière à Mossoul, en juin dernier, le Premier Ministre d’alors, Nouri Maliki, avait armé et encouragé le recrutement de milices para-militaires confessionnelles, afin de pouvoir stopper l’avancée de Daesh et de reconquérir les territoires sunnites, ne faisant plus confiance à l’armée régulière pour cela. Le déploiement de ces milices à Kirkouk devait apporter un soutien militaire aux troupes irakiennes et aux Kurdes défendant la province contre l’EI, mais leur présence et leur armement lourd font craindre à ces derniers une menace sur Kirkouk et leurs propres troupes, si Bagdad avait la velléité de reprendre la province.

Dans la province de Kirkouk, le nombre des miliciens a atteint 8000 combattants en début d’année et Falh Fayaz, un conseiller auprès de la Sécurité nationale irakienne a, lors d’une visite à Kirkouk, annoncé une augmentation de ces effectifs, ainsi que la formation d’une garde nationale locale, mais sous commandement de la Défense irakienne, ce que les Kurdes refusent. Certaines milices chiites se rendraient coupables de véritables crimes de guerre qui n’auraient rien à envier aux exactions de l’EI, comme des massacres de civils sunnites dans des villages repris, ou des enlèvements arbitraires.

Le 2 janvier, des Peshmergas ont arrêté un groupe de neuf miliciens chiites au sud de Kirkouk, au check-point de Dubz, alors qu’ils convoyaient six « prisonniers », dont un Kurde. L’identité de ces captifs a été découverte par les services kurdes : il s’agit de personnes portées « disparues » depuis septembre. Une semaine après la visite à Kirkouk de Fahl Fayadh, le gouvernement irakien a annoncé la formation de trois brigades de miliciens chiites, commandées directement par le Premier Ministre Hayder Al Abadi, ce qui rappelle le temps du cabinet Maliki, quand le Premier Ministre était aussi à la tête de la Défense et de la Police.

Bagdad a pour objectif avoué de former en tout six brigades de gardes nationaux à Kirkouk, qui comprendraient toutes les composantes ethniques de la province : les Kurdes, les Arabes et les Turkmènes formeraient chacun 32 % des effectifs. Mais les Kurdes ont alors exigé que ces brigades opèrent sous le commandement exclusif des Peshmergas, tandis que des milices tribales arabes souhaitent relever du ministère irakien de la Défense.

À côté de ces tensions, les pertes les plus lourdes au sein des rangs kurdes sont à mettre au compte des attaques de l’EI. Dans la nuit du 9 au 10 janvier, un groupe Daesh a attaqué par surprise des positions kurdes dans la région de Gwer, à 40 km d’Erbil, tuant 26 Asayish ainsi que des Peshmergas. Les combattants de l’EI ont franchi le Zab à l’aide d’embarcations, en profitant des conditions météorologiques, notamment du brouillard. Ils ont attaqué les Kurdes pendant plus d’une heure, avant d’être repoussés. Le général de brigade Hejar Ismaïl a déclaré avoir compté près de 200 corps de combattants Daesh laissés sur le terrain. D’après l’agence Shafaq News, des blessés Daesh ont été emmenés par les leurs à l’hôpital de Mossoul, où des habitants ont été obligés de donner leur sang. En se retirant, l’EI aurait fait aussi 8 prisonniers qu’ils ont emmenés avec eux. D’après le commandement des Peshmergas, 500 Daesh ont pu participer à cette attaque surprise.

Enfin, le 30 janvier, une attaque suicide de l’EI a causé la mort de plusieurs Peshmergas, dont un haut commandant, le général de brigade Fatih Shwani. Une voiture piégée a d’abord explosé près du quartier général de la sécurité, au centre-ville, faisant 5 blessés. Puis des attaquants ont tenté de prendre position sur le toit d’une hôtel, avant d’être tués par les forces de sécurité. Les combats se sont poursuivis en plusieurs points des quartiers sud de Kirkouk, alors qu’un couvre-feu était imposé à la ville, jusqu’à l’élimination de tous les combattants Daesh.

Le gouvernement irakien a finalement adopté un projet de loi, le 3 février, qui ouvre la voie à la légalisation du statut des groupes armés chiites disparates et l'organisation des forces sunnites tribales sous l'égide d'une force de la Garde nationale. La loi suscite de vives oppositions de la part des Kurdes qui refusent catégoriquement l’entrée de ces milices, en principe destinées à chasser l’État islamique, dans les territoires contrôlés par les Peshmergas et leurs autres forces.

Aussi les députés kurdes au parlement d’Irak tentent-ils de faire passer, dans cette loi, la garantie que ces unités para-militaires n’ont en aucun cas vocation à entrer au Kurdistan d’Irak, et surtout dans les régions kurdes réclamées depuis longtemps par Erbil, comme Kirkouk ou Khanaqin, où les forces du GRK se sont déployées en juin 2014, après la fuite de l’armée irakienne. Ce projet de loi devait faire l’objet d’une première lecture au parlement de Bagdad le 10 février. Mais l’opposition qu’il rencontre a retardé ce premier vote.

Dans un entretien accordé au journal arabe basé à Londres Al-Hayat, le président du Kurdistan, Massoud Barzani a rejeté l’hypothèse d’un retour dans  les régions kurdes de l’armée irakienne ou de l’arrivée des milices chiites, appelées « Mobilisation populaire » : « Nous n’avons pas besoin de la Mobilisation populaire et nous ne permettrons à aucune force d’entrer à Kirkouk. » 

Cela dit, dans les faits, les nécessités du terrain militaire ont déjà amené des unités chiites à Kirkouk depuis l’attaque du 30 janvier, quand l’EI a tenté de pénétrer dans la ville et que des combattants de la Mobilisation populaire l’a repoussé aux côtés des Peshmergas.  Ce n’est pas la seule fois où Peshmergas et miliciens chiites ont coopéré dans des régions où ils étaient déployés ensemble, comme à Amerli, une ville chiite turkmène qui a subi un long siège de Daesh l’été dernier, ou Jalawla, zone mixte.

Certains leaders arabes tribaux de Kirkouk souhaiteraient, par contre, la formation d’une force arabe sunnite qui serait intégrée à cette Garde nationale, et agirait en coordination avec les Peshmergas.

Le 7 février, en visite à Kirkouk, Hadi-Al-Ameri, le commandant des brigades Badr, un groupe chiite ouvertement pro-iranien a, à l’issue d’une rencontre avec le gouverneur kurde Najmaddin Karim, souhaité une coopération plus étroite avec les Peshmergas :

« Kirkouk a une haute importance, et a des ressources en gaz et en pétrole, ainsi que des centrales électriques. Nous devons agir pour mettre fin à la menace posée par Daesh, au moyen d’une grande coopération avec les forces Peshmergas et le gouverneur, et cela requiert une action rapide. » (Al-Monitor).

Le gouverneur de Kirkouk, Najmaddin Karim, avait lui-même accueilli favorablement ces milices chiites et leur futur déploiement dans sa ville, ce qui a été vivement critiqué par d’autres Kurdes (plutôt pro-PDK) et formellement condamné par la présidence.

En prévention des menées chiites ou iraniennes en direction de Kirkouk, le président Barzani a ordonné que les Peshmergas empêchent les milices irakiennes Al-Hashid as-Shaabi (Forces volontaires irakiennes), environ 7000 combattants, d’entrer à Kirkouk, ce qui a déclenché la colère de Hadi Al-Amiri, qui se serait plaint auprès de Qassem Soleimani, le commandant iranien des forces Al-Qods, omniprésent sur le front irakien depuis juin 2014. (Source Rudaw). Cette milice a été mise en place par l’ayatollah Ali al-Sistani en 2014 pour protéger les lieux saints shiites des destructions de Daesh. Mais au fur et à mesure de sa reconquêtes des régions sunnites prises par Daesh, notamment dans la Diyala, elle est accusée de représailles aveugles contre des civils. Des officiers irakiens se plaignent par ailleurs de voir les forces para-militaires mieux équipées et armées, que leurs propres troupes. 

Pour clarifier les choses et peut-être aussi pour remettre Najmaddin Karim à sa place, Massoud Barzani s’est lui-même rendu à Kirkouk, sur la ligne de front de ses Peshmergas, le 18 février, et a tenu un discours des plus fermes concernant l’avenir de la cité et des régions kurdes « disputées », en affirmant notamment que « Kirkouk est au Kurdistan et ne tombera plus jamais aux mains de l’ennemi. » Comme jamais l’EI n’a conquis Kirkouk, il est aisé d’en déduire que cet « ennemi » non spécifié était bien antérieur aux groupes djihadistes dans l’esprit de Barzani, qui renchérit : « Kirkouk est aussi important pour l’ennemi qu’il l’est pour nous. Il est important pour eux en termes de moral et de politique –  s’ils parvenaient à prendre Kirkouk. Mais ils doivent savoir que soit nous mourrons tous, soit Kirkouk ne tombera jamais aux mains de l’ennemi. Nous garderons Kirkouk, même si nous devons retirer des forces dans d’autres régions. »

Après avoir loué le courage et le rôle des Peshmergas dans cette lutte, il s’est adressé ensuite directement à l’EI, qui venait tout juste de diffuser des images de Peshmergas capturés lors de l’attaque du 29 janvier, exhibés dans une parade sinistre,  au milieu d’une foule en joie, en tenue orange et dans des cages évoquant le sort du pilote jordanien brûlé vif dans la même cage et dans la même tenue. 

Massoud Barzani a averti les Daesh que si ces Peshmergas étaient tués, «ceux qui commettraient ce crime comme ceux qui l’applaudiraient le paieront cher » et visiblement ulcéré par le soutien populaire que cette humiliation a rencontré dans certaines localités arabes sunnites, le président kurde a critiqué leur inaction devant l’État islamique et cinglé leur ambiguité dans cette guerre :

« Nous ne voulons pas entrer en guerre avec le monde arabe, mais qui et où sont ces Arabes qui s’opposent à l’EI ? S’il en existe, nous les remercierons et les laisserons [nous] aider, mais avec des actions, pas des paroles. Mais nous ne pourrons fermer les yeux s’ils abritent l’EI qui continuerait de nous attaquer de leurs régions. Si vous êtes avec l’EI, parfait, mais si vous êtes contre, eh bien montrez-vous et envoyez votre peuple combattre l’EI comme font les Peshmergas. Jouez votre rôle ! »

Enfin, revenant sur la question des milices chiites désireuse de s’immiscer dans la défense de Kirkouk, Massoud Barzani a répondu qu’il était du ressort des Peshmergas seuls de décider s’ils avaient besoin d’aide et de choisir qui devait les aider.

« Notre principe est celui-ci : nous n’épargnons aucun effort pour combattre l’EI partout où nous le pouvons et nous remercions quiconque fait de même. Si nous avons besoin d’aide, nous devons être les seuls à en décider. Jusqu’à ce que nous prenions une telle décision, aucune autre force n’est admise à Kirkouk. »

Sur la question de savoir si cette interdiction concerne tout aussi bien la milice de Hadi al-Amri, que l’armée irakienne, Massoud Barzani a rejeté tout aussi catégoriquement l’idée de laisser revenir la 12ème division qui était déployée à Kirkouk avant sa fuite devant l’EI en juin 2014 :

« On parle de faire revenir la 12ème division à Kirkouk, mais cela n’arrivera pas. La 12ème division ne remettra jamais le pied à Kirkouk. Le passé ne doit pas se répéter. La réalité d’aujourd’hui est le fruit d’un sang précieux et nous ne tolérerons aucun changement à ces frontières. Chacun doit garder cela en tête. Les Peshmergas ont payé de leurs vies et de leur sang et par conséquent, personne ne doit envisager de venir ici pour prendre des décisions ou diriger. Je ne dis pas que nous nous imposons ici. Je répète que la population de Kirkouk est la seule qui doive décider de son avenir. La décision et la volonté de cette population doivent être respectées. »

Ce qui n’a pas empêché le président Barzani de revenir sur l’identité kurde de la ville et de son appartenance au Kurdistan :
« Certains disent que nous avons occupé Kirkouk. C’est faux. Les Peshmergas ont toujours été à Kirkouk. Kirkuk est une ville du Kurdistan et son identité kurde n’est pas un sujet de débat. Nous défendons Kirkouk, nous ne l’occupons pas. »
Kirkouk étant une ville et une province majoritairement UPK, et l'UPK ayant toujours eu de bonnes relations avec l'Iran, certains se demandent si la tentation d'une alliance de terrain avec les chiites ne tenaille pas l'UPK, histoire d'évincer le trop puissant PDK dans un fief qui n'est pas le sien. Mais l'UPK lui-même est de plus en plus divisé (le gouverneur Najmadin Karin a tenté de se présenter candidat à la présidence irakienne contre l'avis de son propre parti qui lui a préféré Fouad Massum) et si des groupes turkmènes kirkuki peuvent voir favorablement ce contre-poids à la présence des Peshmergas, les Arabes sunnites tentés d'intégrer leurs propres unités dans cette organisation para-militaire pourraient être considérablement refroidis par lee exactions des chiites dans les localités sunnites. Tikrit est actuellement l'objectif majeur des forces irakiennes, para-militaires comme régulières, sauf  que  les miliciens seraient 20 000 contre 3000 soldats irakiens), et si Tikrit est repris à l'EI, on peut craindre une répression aveugle déjà en cours contre les populations sunnites bien plus sanglante que celle ordonnée par Nouri Maliki contre cette même population, il y a un an. 

Pour Masrour Barzani, à la tête des services de Renseignements kurdes, le surarmement de ces milices, à la fois par les Américains, obstinés à ne livrer des armes qu'à Bagdad et jamais directement aux Kurdes, et par l'Iran, ce qui est un paradoxe, désavantage considérablement les Peshmergas qui ne sont, eux, pas payés par l'Irak et voient en plus leur solde gelée depuis un an. Mais si Washington, Bagdad et Téhéran y voient peut-être une façon de freiner le retour de Kirkouk au sein du Kurdistan, c'est aussi un excellent moyen de replonger l'Irak dans une guerre civile désastreuse entre chiites et sunnites et de valider définitivement la désintégration de l'Irak, après celle de la Syrie : exactement ce que ces trois capitales voudraient à tout prix empêcher. Mais cet 'à tout prix' peut les mener droit dans le mur.

La question de Kirkouk a toujours été le point de départ des guerres entre Erbil et Bagdad et la fin de toute trêve et négociation dans les guerres kurdes. Le fait que cette fois, l'adversaire arabe soit chiite n'y change rien. 

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