"Mise au pas", "vol d'Icare" et "montagne d'impunité" : trois ONG et deux Kurdistan

En ce printemps 2014 les rapports fleurissent sur le(s) Kurdistan(s) : deux pour le Rojava, un pour le Başûr :
D'abord, l’ONG Reporters sans Frontière publie un rapport en ligne sur leur site, intitulé :
où l’ONG se dit «  particulièrement inquiète de la nette dégradation de la situation de la liberté de l’information dans les territoires contrôlés par le Parti de l’Union démocratique (PYD). L’organisation est consciente des problèmes de sécurité dans cette région alors que le conflit s’enlise en Syrie et que les mouvements djihadistes menacent les populations civiles. Toutefois, en tant qu’autorité en charge de contrôler cette partie du territoire syrien, il est de la responsabilité du PYD d’y faire respecter les libertés fondamentales, parmi lesquelles la liberté d’information. »
Reporters sans Frontière estime notamment que l’ « Union des média libres » qui veut contrôler « les médias qui souhaitent travailler au Rojava […] ressemble à n’en pas douter à l’instauration d’une sorte de ministère de l’Information. Par ailleurs, l’organisation a recensé un nombre croissant d’exactions à l’encontre des acteurs syriens de l’information, principalement de la part des Asayesh (forces de sécurité) et les YPG (Unités de défense du peuple, ie, la branche armée du Comité suprême kurde, accusées d’être la branche armée du PYD). Déjà en novembre 2013, dans le rapport “Le journalisme en Syrie une mission impossible”, RSF avait déjà recensé un certain nombre d’exactions (pages 9 et 10 du rapport).

Se fondant sur des témoignages de journalistes kurdes venus couvrir les événements de Syrie pour des organes de presse comme Rudaw ou Zagros TV, RSF dénonce le fait que «  le PYD et ses sbires n’hésitent pas à arrêter, voire enlever, les acteurs de l’information un peu trop critiques, afin de les réduire eux au silence et intimider les autres. » Les journalistes ne seraient d’ailleurs pas les seules victimes de la politique coercitive du PYD, puisque « un certain nombre de cas de voix dissidentes de la société civile, [ont été] expulsées vers le Kurdistan irakien […] De nombreux acteurs de l’information ont ainsi pris la voie de l’exil, fuyant la pression et les menaces du PYD. »

Toujours au sujet du Rojava mais cette fois-ci explorant le champ du politique et de la stratégie militaire, un rapport de l'International Crisis Group doute de la viabilité du projet d'autonomie du PYD et du soutien réel des Kurdes de Syrie à ce parti ainsi qu'à ses milices, les YPG.





Middle East Report N°151 | 8 May 2014 

Traduction du résumé : (le rapport complet est à lire en ligne ou à télécharger ci-dessus)
Tandis que le régime syrien et l'opposition sont pris dans une guerre en dents de scie,  les forces kurdes ont renforcé leur contrôle sur de larges pans du nord du pays.  Les principaux acteurs, le Parti de l'union démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat, PYD) et sa branche armée, les Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel, YPG), ont assis à présent leur domination sur trois enclaves, étendues mais non contiguës de territoires à majorité kurde le long de la frontière turque, où le PYD a proclamé en novembre 2013 l'Administration provisoire du Rojava (Kurdistan occidental). Cette gouvernance kurde est sans précédent en Syrie comme pour le PYD, qui est un surgeon du mouvement insurrectionnel des Kurdes de Turquie, le PKK, de qui il reçoit un soutien idéologique, organisationnel et militaire. Reste à savoir s'il s'agit d'un premier pas vers la stabilité et l'aspiration kurde à une reconnaissance nationale, ou si ce n'est qu'un répit dans une guerre civile qui se concentre ailleurs. Le PYD ne peut  décider à lui seul du destin du nord de la Syrie mais il peut accroître ses chances en élargissant son soutien populaire et en coopérant avec d'autres forces locales. 
Car tous les succès du PYD sont en partie illusoires, moins imputables à ses propres exploits qu'à ses liens avec d'autres forces régionales, dont le plus important est sans doute son alliance de facto avec le régime, qui lui a cédé des territoires, auxquels il continue à apporter une aide matérielle. Ce parti tire aussi avantage du soutien du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK), interdit en tant qu'organisation terroriste par l'UE et les USA, et actif de longue date sur la frontière turque. Le PYD est, dans la pratique, une branche idéologique, organisationnelle et militaire de ce groupe de gauche, dont l'organisation faîtière est, en théorie, l'Union des communautés du Kurdistan (Koma Ciwakên Kurdistan, KCK). Il bénéficie idéologiquement du prestige d'Abdullah Öcalan, le leader de longue date du mouvement ; c'est avec le soutien du PKK que les YPG sont devenues la force militaire la plus puissante de la région, celle dont le succès à repousser les militants djihadistes est peut-être la raison plus importante au destin ascendant des Kurdes. 
Mais ironiquement, ces mêmes facteurs, cruciaux pour le PYD, sont aussi son talon d'Achille. D'abord, ce qu'il a hérité du PKK a grevé ce parti d'une culture rigide, autoritariste et d'un programme flou qui sont en décalage avec les attentes populaires. Sa gouvernance maladroite n'invite, au mieux, qu'à un assentiment contraint de la part    d'électeurs dont la jeune génération, en particulier, semble aspirer à quelque chose de différent. Les Kurdes syriens ont, depuis les années 1980, constitué un tiers des membres du PKK, dont les attentats et les meurtres de civils passés ont ostracisé l'insurrection dans les capitales occidentales ; une telle affiliation bloque tout effort pour obtenir une légitimation internationale. 
Deuxièmement le soupçon de collaboration avec le régime a plombé sa popularité. Les autorités de Damas, qui ont maintenu une présence discrète mais ferme dans les zones contrôlées par le PYD, auraient agi essentiellement de façon souterraine. Même s'ils ont abandonné le contrôle de certains biens publics (notamment les bâtiments administratifs et de sécurité) au PYD, ils ont maintenu leur emprise et continuent à distribuer les ressources d'État, sans lesquelles le projet du Rojava ne pourrait subsister. 

Troisièmement, la compétition pour le pouvoir du PYD avec ses prétendus alliés, parmi eux le plus important étant le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, le président d u Gouvernement régional du Kurdistan en Irak, a engendré un désenchantement et une 
fatigue dans la population et a laissé le champ libre aux puissances régionales – surtout la Turquie et l'Iran – pour manipuler les différentes parties en fonction de leurs propres intérêts. Barzani est en bons termes avec Ankara et Washington, de sorte que le PYD a peu d'alliés hormis Damas, l'Iran et, dans une certaine mesure, le gouvernement de Nouri Maliki à Bagdad.
Ces défis soulèvent des interrogations sur la profondeur et la viabilité du projet du Rojava. Pour les partisans du PYD, c'est le noyau d'une future autonomie kurde. Pour ses détracteurs, c'est une coquille vide, un instrument aux mains du régime. Il est difficile de discerner une issue pour le Rojava. Sa dépendance envers le régime lui aliène des électeurs, mais tout pas en direction des partenaires kurdes et des autres acteurs risque de compromettre sa domination sur le terrain en sapant ses relations avec Damas. 

Les droits des Kurdes – pour ne pas parler d'une stabilité locale à long terme – arne sont pas susceptibles d'être réalisés par le PYD qui a tourné le dos à ses alliés naturels pour un partenariat de circonstance avec un régime qui a dénié ces droits depuis longtemps. Ce dont ont besoin tous les peuples du nord de la Syrie, kurdes ou non kurdes, est une stratégie commune pour traiter à la fois avec Damas et avec les communautés 
minoritaires de la région.  
Il faudrait pour cela que le  PYD :
  réduise sa forte dépendance envers sa propre armée et celle du régime et élargissent à la place sa base de soutien parmi les populations kurdes et non kurdes, ainsi qu'auprès des 
membres les plus pragmatiques de l'opposition syrienne ;
  mettre au point, conjointement avec le soutien de sa base, une stratégie pour remplacer le régime en tant que pourvoyeur de services, et assurer à la région un accès aux ressources ;
  diversifier ses relations avec les puissances étrangères, afin de diminuer leur capacité à exploiter les tensions communautaires dans leur propre intérêt. 
Unir le nord de la Syrie n'est pas une mince affaire,  mais la récompense pourrait être proportionnelle à la difficulté de la mission : l'émancipation d'un régime qui est susceptible un jour de tourner brutalement son attention sur le nord du pays. 

  • Enfin le CPJ a publié ce mois-ci un rapport sur la « vulnérabilité » de la presse au Kurdistan d’Irak dès lors que ses journalistes abordent des sujets « sensibles » tels que la religion, les inégalités sociales et la corruption, surtout s’ils les mettent en lien avec des responsables politiques :

     Mountain of impunity looms over Kurdistan journalists


    Sont ainsi évoqués :
le meurtre de Kawa Garmiyani, rédacteur en chef du journal Rayel, dont les articles sur la corruption visaient plus particulièrement des membres de l’UPK. Menacé de mort en juillet 2012 par Mahmoud  Shangawi, un général d’armée membre de ce parti, il a été assassiné dix-huit mois plus tard, à Suleïmanieh, le 5 décembre 2013. Âgé de 32 ans, il laisse une veuve qui a accouché d’un fils posthume 17 jours après le meurtre. 
Arrêté en janvier 2014, Mahmoud Shangawi a clamé son innocence et a été relâché faute de preuves. Un autre membre de l’UPK a été ensuite arrêté et plaide coupable, mais la famille de la victime doute qu’il ait pu être le « cerveau » du meurtre. 
De journalistes et des militants des droits de l’homme ont organisé des manifestations dès le 20 décembre, en accusant ouvertement l’UPK de couvrir le meurtrier. Le rapport du CPJ, se fondant sur les témoignages du Groupe Metro Center, une ONG de défense des journalistes basée à Suleïmanieh, rappelle que ces dernières années, près de 700 agressions dirigées contre des journalistes ont été enregistrées, sous forme de menaces, de harcèlement, de coups, de détentions, d’intimidation et d’incendies criminels. La plupart de ces faits sont restés impunis. 
Le nombre de ces agressions a connu un pic au début de 201, lors des manifestations meurtrières à Suleïmanieh, contre la corruption et les abus de pouvoir des responsables locaux. Au cours de 2011, Metro Center a constaté 359 attaques contre des journalistes et des media, un nombre inégalé jusqu’ici. Ce chiffre a baissé en 2012 (132) et 2013 (193). La campagne électorale et les tensions nées des compétitions entre les partis a rehaussé cependant les agressions. 
Selon le gouvernement kurde, cette baisse des attaques est à mettre en parallèle avec une implantation plus profonde des valeurs démocratiques dans la société et une augmentation de la tolérance. Le ministre adjoint de l’Intérieur a ainsi expliqué au CPJ que son ministère avait invité des experts occidentaux dans le domaine des media à venir former des officiers de sécurité sur la façon de se comporter avec les journalistes et que la diversité des publications dans la Région kurde témoigne de sa volonté d’encourager la liberté de la presse. 
Le CPJ reconnaît que des centaines de publications paraissent sur papier ou sur Internet, en plus des autres media. Mais que les quotidiens sont dominé par les partis au pouvoir et publient souvent des entretiens avec des dirigeants, retranscrits tels quels avec des portraits photographiques flatteurs. Les journaux indépendants ne sont que des hebdomadaires ou des bi-hebdomadaires. Le journalisme télévisé dépendait aussi des grands partis, jusqu’à ce que ce monopole prenne fin en 2011, avec Nalia, la première chaîne de radio télévision privée.  
Les réseaux Internet sont par contre très actifs, avec de nombreux Websites et une grande vitalité des réseaux sociaux, comme Facebook ou Twitter, en raison de connexions Internet rapides et de qualité, et pourtant bon marché. La diffusion de l’information sur Internet est donc largement suivie par le public et les débats et les contestations qui ne trouvent pas leur place dans les media traditionnels se déroulent sur le Web. 
« Les journaux ne pourraient jamais jouer le rôle tenu par les réseaux sociaux », explique Hemin Lihony, rédacteur en chef de Rudaw (à la fois journal en ligne, sur papier et depuis peu télévisé), qui indique que 85% de l’audience de son journal vient via Facebook ou Twitter. « C’est en train de changer l’attitude des partis politiques à tout point de vue. Maintenant, avant de faire une déclaration, les politiciens devraient penser aux réactions que cela va engendrer dans les media sociaux. » 
S’il n’est pas impossible d’enquêter sur la corruption ou d’autres sujets sensibles, beaucoup de journalistes disent pratiquer une forme d’auto-censure, surtout lorsque leurs enquêtes visent des officiels, et ne s’expriment qu’en termes généraux, en désignant, par exemple, un organisme gouvernemental comme miné par la corruption, mais sans pouvoir mettre en cause directement son responsable, ce qui fait que les articles manquent souvent d’efficacité et restent dans le vague. 
Pour avoir manqué à ces mesures de prudence, et ce dans une des régions les plus tribales et rurales du Kurdistan, le Germiyan, Kawa Garmiyani n’avait pas hésité, dans son journal, Rayel, à mettre en cause nommément des responsables locaux, ce qui est qualifié de « ligne rouge » par Dana Assad, rédacteur du journal Awene, auquel Kawa Garmiyani collaborait aussi. 
L’article de loi 35/2007 interdit la détention, le harcèlement de journalistes et la fermeture de journaux ce qui en fait une juridiction extrêmement progressiste au vue des normes générales du Moyen-Orient concernant la liberté de la presse. Mais les restrictions apportées à cette liberté dans la constitution ont une nature vague dont l’imprécision donne une grande marge de manœuvre pour s’attaquer à une publication : « incitation à la haine », « insulte et offense aux croyances religieuses », « divulgation de la vie privée ». Beaucoup de journalistes ont été ainsi détenus (en violation de la loi) pour « espionnage » ou « déviation des normes sociales ». Ils sont souvent soumis à des amendes. 
En 2013, le Parlement kurde a voté une autre loi pour garantir l’accès du public à l’information, mais les journalistes estiment que le problème majeur n’est pas le contenu des lois mais leur respect, car selon eux, les tribunaux ne sont pas indépendants du pouvoir. 
Le CPJ recommande entre autre au GRK d’enquêter et de résoudre les meurtres, non seulement de Kawa Garmiyani, mais aussi de Serdesht Osman, autre journaliste, basé à  Erbil, et assassiné en 2010 ; de fournir une formation et de l'éducation au personnel judiciaires et des forces de l’ordre afin qu’aucun journaliste ne soit détenu illégalement, pour ses activités professionnelles ; d’amender les lois sur la presse de façon à ce que leur contenu soit plus précis et moins sujet à une interprétation abusive ou arbitraire. 
Le CPJ recommande aussi aux partis politiques d’encourager les débats ouverts et les critiques et de ne pas encourager les violences à l’égard de la presse, et à l’UNESCO, d’œuvrer pour l’application du Plan d'action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l'impunité, avec le Gouvernement régional du Kurdistan, afin de développer et à améliorer la législation et les mécanismes de protection des journalistes et de garantir la liberté d'expression et d'information.

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