Guerre civile syrienne : impacts régionaux et perspective (3 et fin)
Le Dr. Ismaïl Beşikçi, sociologue turc militant de longue date de la cause kurde, invité pour la première fois en France, à l’occasion des 30 ans d’existence de l’Institut kurde de Paris, est intervenu pour conclure la journée. Voici la retranscription intégrale de son intervention :
« Chers amis, je vous salue tous avec respect.
Nous parlons effectivement des problèmes en Syrie. Trois États sont concernés : la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar. On parle très souvent de ces trois pays, de la manière suivante :
À partir du mois de mars 2011, les événements ont commencé en Syrie, et dès le début de ces événements, au Kurdistan du Sud-Ouest, les Kurdes ont commencé immédiatement à s’organiser pour se diriger eux-mêmes et ils ont pu avancer sensiblement dans à cette auto-gestion.
Au mois de juin 2012, Assad avait commencé à retirer ses troupes de certaines aprties du Kurdistan syrien et les Kurdes, en tant que force organisée, ont commencé à prendre en charge la gestion de ce Kurdistan syrien.
Bien sûr, le fait qu’Assad retire une partie de ses troupes de cette région avait pour but de faire en sorte que la Turquie se retrouve dans une position plus difficile, peut-être cela faisait-il partie d’une stratégie. Dès le début des événements en Syrie la politique kurde en Turquie était la suivante : le renversement du régime d’Assad mais en faisant en sorte que les Kurdes ne puissent rien obtenir. C’était la politique essentielle de l’État turc à l’époque. Mais il y avait aussi un autre souhait de la part de la Turquie : l’instauration d’un régime islamiste à la place du régime alaouite.
Qu’est-ce que l’Armée libre syrienne ? Al Nusra, les Frères musulmans, etc. ou alors d’anciens officiers en provenance de ces milieux. Qu’a fait l’État turc ? Il a commencé à leur donner des armes, à leur assurer une aide matérielle, économique et financière. L’Arabie saoudite était concernée, également.
On parle du « Rojava », de cette partie du Kurdistan au sud-ouest. Tous les jours, cette auto-gestion a vu et voit le jour. Ces trois État, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar n’ont eu qu’un seul but : faire en sorte que cette auto-gestion ne puisse pas fonctionner.
Je voudrais aborder un point un peu différent avec le Qatar, le troisième pays : de quel droit le Qatar s’ingérerait-il dans la vie des Kurdes ? Le Qatar est dans la région du Golfe, c’est un État qui une population de 300 000 personnes. Au Qatar, vous avez aussi des travailleurs immigrés en provenance du Bangladesh, des Philippines et la population peut augmenter avec cet apport immigré, mais le Qatar en lui-même, c’est 300 000 personnes, et cet État de 300 000 personne s’arroge le droit de décider de la vie des Kurdes ? Les Kurdes sont 40 millions !
Abdullah Öcalan avait fait une déclaration il y a quatre mois de cela, où il disait : « Au Moyen Orient, on a besoin d’un plan de route par rapport à ces 50 millions de Kurdes. » D’après moi, les Kurdes sont encore plus nombreux. Mais on ne parle pas des Kurdes à la Conférence islamique, on ne parle pas des Kurdes aux Nations Unies. On ne parle des Kurdes que quand on parle de « terrorisme », d’ « organisation terroriste », où l’on nous répond : « Oui, nous allons écraser les organisations terroristes. » Donc, que l’on soit 50, 55 ou même 60 millions, on n’en tient pas compte, l’ordre international a été établi de telle manière qu’il ne tient pas compte de notre existence.
Quand on parle de « Question kurde », de « problème kurde », nous devons déjà voir les défauts que nous avons, que les Kurdes ont, leur type d’organisation sociétale… Mais un point est très important : il faut également tenir compte de l’ordre international quand nous parlons du « problème kurde », de la « Question kurde ». Quelle est cette « Question kurde » ? Le problème kurde a commencé en 1921, à l’époque de la Société des Nations : c’était le partage de la région du Kurdistan et retirer le droit aux Kurdes de créer leur propre État. Qui l’a fait ? Les deux puissances impériales de l’époque : l’Angleterre et la France, et deux pays du Moyen Orient, l’Empire ottoman et sa continuation, la République turque, et l’Empire d’Iran, et sa continuation avec le Shah. Ces quatre puissances, et surtout les deux puissances impériales de l’époque, ont collaboré entre elles pour se mettre sur le dos des Kurdes.
Aujourd’hui, dans le monde, nous avons 208 États. Une grande partie d’entre eux a une population qui ne dépasse pas le million d’individus, mais ce sont des États. Certains sont membres de l’Union européenne, certains sont membres du Conseil de l’Europe, etc. Mais quand nous regardons les Kurdes, 40 millions, 50 millions de Kurdes, on ne parle pas d’eux ! L’ordre international les réfute, et il faudrait donc questionner l’ordre international existant.
Cette conférence me fait penser à la chose suivante : 1919. La Première Guerre mondiale vient de se terminer, il y a eu la Conférence de Paris, et on a procédé à la création de la Société des Nations suite à la Conférence de Paris. Le Premier Ministre de l’époque était Clemenceau. Et nous nous trouvons aujourd’hui dans la salle Clemenceau. Et cette chape qui s’est abattue sur les Kurdes a eu lieu justement à l’époque de Clemenceau !
En ce qui concerne les Kurdes et le Kurdistan, au cours des dernières années, il y a eu effectivement de grands et importants changements dont il était impossible d’imaginer qu’ils puissent avoir lieu. Par exemple, moi, en tant qu’individu, je sais tout ce qu’ont fait Bernard Kouchner, Danielle Mitterrand pour les Kurdes, et en même temps, je sais aussi qu’un grand nombre de patriotes kurdes reposent au Père-Lachaise : Yilmaz Güney, Ahmet Kaya, Abdulrahman Ghassemlou, bien d’autres… Mais il faut une grande liberté pour que la Question kurde, la question du Kurdistan puisse être résolue. Il faut une grande liberté d’expression et pas simplement pour la Turquie, pas simplement pour le Kurdistan, mais aussi pour les Français, pour les Anglais : cette chape s’est abattue sur les Kurdes de la façon que j’ai dite et aujourd’hui, il y a une Union européenne de 28 membres et dans l’Union européenne, le Luxembourg, Chypre, Malte ont des populations de moins d’un million d’habitants. Les Chypriotes turcs et les Chypriotes grecs ne font même pas un million, mais Chypre est un État, membre de l’Union européenne, membre du Conseil de l’Europe, membre de l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe. Si l’on regarde les Kurdes : une population de 40 millions, 50 millions peut-être, et on n’en parle nulle part. Comment est-ce possible ? Comment cet ordre international a-t-il été établi ? Comment a-t-il vu le jour ?
Regardons le Conseil de l’Europe où il y a 47 membres, dont Andorre, Saint-Marin, le Liechtenstein… Ce sont des États, qui font partie du Conseil européen. Ils ont 40 000, 45 000 individus au niveau de leur population, mais ce sont des États ! De quel ordre peut-on parler ? Comment est-ce que cet ordre a été établi du temps de la Société des Nations en 1920-1921 ? Un statu-quo a été établi au Proche-Orient, qui ne reconnaît strictement aucun statut aux Kurdes. Andorre, Saint-Marin, le Liechtenstein, Monaco, 40 000, 50 000, de toutes petites populations, mais ce sont des États. Les Kurdes, avec une population aussi grande, avec un pays et un territoire aussi grand, n’ont strictement aucun statut, même le plus infime.
Pourquoi a-t-on créé la Société des Nations ? Pour la raison suivante : afin qu’il n’y ait plus de conflits entre les États ou qu’on puisse les résoudre avant que ces conflits ne se transforment en guerre ouverte, pour les résoudre avant qu’ils ne prennent de l’ampleur. C’était la raison principale de sa création. Mais la Société des Nations n’a pas réussi à atteindre son but, elle n’a pu empêcher la déflagration de la Seconde Guerre mondiale, qui a été une guerre beaucoup plus importante.
À la fin de 1920, le Cheikh Mahmoud, au Kurdistan, disait : « Je suis le roi des Kurdes ! » C’est ainsi qu’il s’annonçait à l’Angleterre. L’Angleterre, évidemment, n’a pas reconnu le roi du Kurdistan et n’a même pas autorisé un Kurdistan colonial. La Mésopotamie, les terres arabes de la région, tout cela a été partagé :pour l’Angleterre, l’Irak, la Palestine, la Jordanie, la Syrie et le Liban pour la France. Pourquoi n’ont-ils pas établi une colonie kurde ? Un Kurdistan indépendant ou même colonial ? Tout a été partagé et déchiré. Et pour effacer totalement le Kurdistan de la carte de l’Histoire, ces quatre puissances, deux puissances impériales, deux puissances locales, se sont arrangées pour opprimer les Kurdes vivant dans cette région.
Après la Seconde Guerre mondiale, cette mentalité a perduré. Les conflits ont continué, on avait besoin d’une autre organisation pour les résoudre, et en 1945 on a créé les Nations Unies.
Après ces deux guerres mondiales, nous avons assisté à des changements fondamentaux sur la scène politique internationale. Par exemple, avant la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait en Afrique que deux pays indépendants : le Liberia et l’Éthiopie. Tout le reste n’était que colonies. Suite à la Seconde Guerre mondiale, toutes les colonies ont gagné leur indépendance. Mais il ne se passait toujours rien au Kurdistan. L’Angleterre a quitté la région, et comme si c’était quelque chose qui lui appartenait, elle a donné le Kurdistan du sud à l’Irak. La France a ensuite quitté la Syrie, en lui accordant son indépendance et une fois encore, comme s’il s’agissait de son patrimoine personnel, elle a donné le Kurdistan du sud-ouest à la Syrie.
Il faut savoir pourquoi cet ordre international n’a jamais varié dès lors qu’il s’agit du Kurdistan. Avec plus de liberté d’expression, avec les apports, les concepts scientifiques, il faut que tout cela soit étudié, soit analysé.
Nous avons parlé des Nations Unies. La déclaration du 14 décembre 1960, qui est une déclaration d’indépendance concernant d’anciennes colonies, a quatre articles :
Le premier, le deuxième, le troisième et le cinquième article de cette déclaration demande l’indépendance des anciennes colonies. Il est dit que s’il y a l’océan ou une grande mer entre la colonie et le pays colonisateur, le pays doit automatiquement accéder à son indépendance. Mais il y a aussi des colonies directement rattachées à un pays : par exemple, il y a le Kurdistan, rattaché à la Turquie, le Kurdistan rattaché à l’Irak, le Kurdistan rattaché à l’Iran, le Kurdistan rattaché à la Syrie. C’est dans ces régions que l’oppression est la plus forte, la plus vive. Est-ce que l’oppression était plus forte en Inde, ancienne colonie de l’Angleterre, ou est-ce que les oppressions étaient plus fortes dans la région kurde de l’Irak ? Évidemment, dans la région kurde ! Nous savons comment l’Angleterre et la France ont dirigé leurs colonies, mais aucune force impériale, aucune force colonisatrice a jamais utilisé des gaz de combat sur ses propres territoires. Elle y a peut-être pensé, mais elle n’a jamais utilisé de gaz de combat contre sa propre population. Saddam Hussein l’a fait avec une grande facilité. D’où a-t-il acquis cette force ? En regardant l’ordre international tel qu’il a été établi, en étant sûr que l’ordre international n’allait rien faire face à cette utilisation. Quand vous regardez les colonies portugaises, l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau, éloignées [du Portugal] de 10 000 km : quand vous perdez une bataille, dans ces cas-là, il faut faire venir des choses de 11 000, 13 000 km. De Bagdad, la région du Kurdistan irakien, c’est une heure de vol, même pas ! À Suleïmanieh, Saddam Hussein était déjà implanté, il pouvait bombarder le Kurdistan en cinq minutes !
L’oppression, la force étaient présentes dans toutes ces régions du Kurdistan, mais les Nations Unies n’y ont jamais pensé, n’y pensaient jamais.
Le quatrième, le sixième, le septième article de la décision dont je vous parlais, faisaient référence à la souveraineté territoriale, qui s’appliquait dans le cas de l’Irak et de la Turquie. On disait que une indépendance supplémentaire constitueraient une atteinte à l’intégrité, à la souveraineté territoriale des pays concernés. L’oppression continuait de plus belle dans ces régions. Et si l’on parle de droits de l’homme, c’était encore pire, encore pire dans ces régions du Kurdistan rattachées aux pays concernés !
Et cela n’a jamais été écrit.
Nous parlions de la Syrie. Saddam Hussein a pris les Kurdes, les a déplacés pour les envoyer de Kirkouk vers le désert. La même chose a été vécue en Syrie. Aujourd’hui, le Kurdistan du sud-ouest lutte pour obtenir une autonomie exemplaire et il doit être considéré comme un seul ensemble.
Je vous remercie de m’avoir écouté. »
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