Guerre civile syrienne : impacts régionaux et perspectives (1)


Guerre civile syrienne:

Impacts régionaux et perspectives



Résumé des interventions.


IMPACTS RÉGIONAUX DE LA GUERRE CIVILE SYRIENNE

Présidence : Mme. Joyce BLAUprofesseur émérite 

Mme Myriam Benraad, chercheuse associée à Sciences-Po.-CERI, s’est penchée sur l’impact du conflit syrien sur l’Irak.
Pour Myriam Benraad, l’Irak étant lui-même dans une situation de violence et d’instabilité depuis 2003, la « dislocation de la Syrie » est venu encore exacerber un conflit déjà présent en Irak. Entre le cas syrien et le cas irakien, la similitude est la remise en question des États-nations établis par les Français et les Britanniques à l’époque coloniale, où l’on voit un effacement des frontières nationales.
En 2003, la Syrie a vu avec une certaine satisfaction la fin du régime du Saddam Hussein, tout en accueillant des anciens Baathistes sur son territoire. Elle va aussi laisser transiter par ses frontières nombre de combattants arabes ou étrangers de tous horizons venus combattre l’armée américaine, d’où des tensions entre Damas et Bagdad, allant jusqu’à une rupture temporaire des relations diplomatiques entre les deux pays en 2009. 
Malgré ces tensions, l’Irak, à partir de 2001, a une certain réticence à condamner le régime syrien, malgré les pressions de la Ligue arabe et à soutenir la rue syrienne, en prônant plutôt une solution politique au conflit, voire à tenter de se poser en médiateur.
Ces contradictions reflètent les divisions internes en Irak et sa communautarisation depuis 2003. Le conflit syrien va aussi accentuer une tendance à la confessionalisation des conflits en Irak, avec une solidarité des provinces sunnites irakiennes et une frange de l’armée d’opposition syrienne sunnite, dont des mouvements djihadistes-salafistes, et des milices chiites soutenues en Iran qui sont parties défendre les Alaouites en Syrie, et d’autre part, les Kurdes de Syrie, qui semblent avoir choisi une « troisième voie » avec l’ambition de reproduire le précédent kurde fédéral en Irak. Il y a aussi une solidarité trans-frontalière des populations kurdes.
Pour l’Irak, l’impact est triple : frontalier avec les solidarités des sunnites ; régional, le conflit syrien contre-carrant l’Irak dans sa volonté de retrouver un certain poids politique au Moyen Orient ; international, car la crise syrienne a relancé la question du partenariat irako-américain, les Américains réalisant l’importance de l’Irak dans la résolution du conflit syrien. Quant aux Kurdes d’Irak, ils se sont activement rapprochés de la Turquie qui est leur premier partenaire économique.

Hamit Bozarslan, directeur de recherche à l’EHESS, Paris, a abordé l’impact du conflit syrien sur la Turquie, en indiquant d’emblée que, pour la Turquie, « le conflit syrien est vécu comme un conflit interne », pas seulement en raison du demi-million de réfugiés syriens sur son sol, mais aussi parce que ce conflit réactive son propre conflit kurde et son conflit confessionnel.
Le pouvoir AKP avait fait le choix de normaliser ses relations avec la totalité de ses voisins, sans se soucier de la nature de leurs régimes et la Turquie se rapproche ainsi de la Syrie et de l’Iran, dans un objectif d’abord anti-kurde, car l’évolution du Kurdistan d’Irak fait peur à ces trois capitales, avec aussi « un petit élan anti-impérialiste, anti-israélien et finalement un peu antisémite sur les marges », et la Turquie devient ainsi l’interlocutrice par excellence d’organisations comme le Hamas ou le Hezbollah.
Ce monde de régimes autoritaires s’ébranle avec les révolutions tunisienne et égyptienne et la Turquie gère aussi mal cette crise que les autres pays. Dans un premier temps, elle fait ainsi le choix de soutenir le régime de Khadafi, en espérant le pousser à des réformes, ce qui déclenchent des manifestations anti-turques à Bengazi où l’on brûle des drapeaux turcs.
La Syrie est gagnée par la contestation et Erdoğan essaie d’abord de convaincre Al Assad de procéder à des réformes en profondeur. Mais la « nature milicienne et prédatrice » de ce régime ne permettait pas cette évolution et la rupture se fait à l’été 2011, ce qui finit par un affrontement durable.
Sur la confessionnalisation, il faut être prudent en ce qui concerne l’Irak comme la Syrie, dont l’histoire des années 1920 à 2000 n’a pas été déterminée par cette linéarité. C’est seulement durant la dernière décennie que le pouvoir a été confisqué par des clans issus de communautés. Dans toute la région, cette carte d’affrontement confessionnelle est aussi une nouveauté.
Mais elle implique que la Turquie se trouve forcément en conflit avec l’Iran et dans le même camp que l’Arabie saoudite, alors que jusqu’en 2010, il y avait un axe Ankara-Téhéran. Depuis un an et demi, l’AKP s’oriente vers une orthopraxie sunnite qui accentue la confessionalisation. Il y a aujourd’hui une double opposition : d’abord alaouite dans le sandjak de Hatay-Antioche qui a été annexé par la Turquie en 1938 et qu’elle pensait « turcifié » et sunnisé. Or ces quelques 500 00 Alaouites en Turquie se sont opposés à la politique intérieure et extérieure de la Turquie et une partie des militants de gauche alaouites se bat aux côtés d’Assad.
Il y a aussi les 15 millions d’Alévis qui ont toujours été très proches d’une certaine gauche et que la confessionalisation de la politique extérieure et l’orthopraxie intérieure ont poussés dans une opposition radicale.
Sur le cas kurde : pour Erdoğan  la reconnaissance des Kurdes de Turquie induit qu’ils devraient accepter de réintégrer la nation turque et sunnite, « ou, à défaut, de se mettre au service de cette même nation ». Il se fait de même le « protecteur des Kurdes d’Irak », aussi parce qu’ils sont sunnites.
À cela, la réponse syrienne et iranienne a été de se retirer très largement des zones kurdes de Syrie. Bachar Al Assad s’est ainsi replié sur sa capitale et sur des zones stratégiques, dans un Alaouistan allant de Damas, Homs, Qusayr et Lattaquié. C’est aussi une réponse à Ankara, le soutien turc aux djihadistes entraînant le soutien de Damas à un parti kurde syrien pro-PKK.
La plupart des crises au Moyen Orient se répercutent sur une durée d’au moins dix ans et l’on peut craindre que l’impact du conflit syrien se prolonge sur plusieurs années encore dans la région.

Bernard Keyberger, directeur d'Etudes à l’IISMM-EHESS, a exposé la situation des chrétiens en Syrie, qui sont entre 4 et 8% de la population et se répartissent entre plusieurs églises aux histoires et aux structures différentes, sans « définition ethnique particulière ». Ils ne possèdent pas de forces armées et sont essentiellement représentés par une hiérarchie ecclésiastique, cible des actions miliciennes (enlèvements et exécutions).
Les informations concernant les chrétiens et leur situation actuelle sont difficiles à obtenir car souvent manipulées, que ce soit par les rebelles et surtout par les pro-régime. Des déclarations accréditent ainsi la thèse du Baath sur le caractère fondamentaliste des rebelles et laissent entendre que le régime est le protecteur des chrétiens. Ainsi, la déclaration en avril 2013 à Paris du patriarche maronite dénonçant les ingérences extérieure contre le régime mais ne soufflant mot de l’Iran et de la Russie, et niant toute aspiration démocratique à l’ensemble de l’opposition syrienne.
Or il y a une autre lecture que celle d’un affrontement minorités/majorité, sunnite ou laïcs contre islamistes, avec des solidarités de voisinage et des liens de parentèle et de clientèles qui se sont renforcés avec les événements, tout comme cela peut ranimer de vieilles vengeances et des souvenirs d’anciens affrontements.
Sur la position des représentants des églises chrétiennes dans le conflit :
Beaucoup de chrétiens ont quitté le pays, autour de 60%. La majorité de ceux restés en Syrie sont dans des zones contrôlées par le gouvernement, ce qui peut expliquer la prudence des déclarations des évêques et patriarches, qui, cela dit, se sont alignés sur le régime d’Assad dès le début. 
Il ne faut pas oublier qu’un grand nombre de ces églises syriennes sont « des églises de réfugiés » : les Syriaques, les Assyro-Chaldéens, les Arméniens sont les descendants des rescapés des massacres anatoliens de 1915. S’y ajoute le fait du soutien turc aux milices djihadistes comme Al-Nusra qui alimente la rumeur que « les Turcs ont l’intention de finir le travail commencé en 1915 ».
Les églises grecs orthodoxe et catholique (majoritaires en Syrie) se définissent, elles, comme arabes, ont une longue histoire avec l’arabité. Elles ont joué un rôle très important dans le nationalisme arabe et ont souvent fourni des cadres au Baath et au parti communisme. Il y a donc une solidarité avec la famille Assad, d’autant que depuis les années 1960, le pouvoir intervient dans le choix des responsables ecclésiastiques. 
Autre facteur : ces églises sont réparties dans d’autres pays, comme le Liban, et les catholiques dépendent aussi de la politique du Vatican.

Mme Azadeh Kian, professeur à Paris-7 Diderot, a esquissé la relation irano-syrienne, en commençant par citer Hassan Rouhani, lors d’une intervention devant l’Assemblée des Experts et le Guide Khamenei, le 5 septembre 2013, alors qu’il venait de prendre ses fonctions présidentielles :  « Si la Syrie est attaquée, l’Iran lui apportera son aide médicale et alimentaire. » 
Cette position va à l’encontre de ce qu'est la position officielle de l’Iran jusqu’ici, et notamment celle de Ghassem Soleïmani, le chef de l’armée Al Qods (Jérusalem), la branche extérieure des Gardiens de la Révolution, qui déterminaient jusqu’ici la politique régionale, étrangère et nucléaire de l’Iran. Le même jour, Ghassem Soleimani disait que les USA cherchaient à anéantir la ligne de résistance et que « l’Iran défendra jusqu’au bout le régime syrien ». Jaffari, le commandant en chef des Gardiens de la Révolution est aussi intervenu récemment pour contredire Rouhani : « Nous faisons tout ce que nous pouvons et ce qui est nécessaire pour sauvegarder la Syrie ». Il a aussi reconnu (ce qui est une première de la part d’un officiel iranien) que les Gardiens ont envoyé des « spécialistes et conseillers pour former les Syriens » et qu’il ne restait plus qu’à envoyer des forces militaires.
Le paysage politique iranien est donc scindé en deux concernant la Syrie et la politique de toute la région. L’Iran a toujours soutenu le régime syrien depuis la Révolution iranienne et de son côté, la Syrie a été le seul pays arabe à soutenir l’Iran durant la guerre Iran-Irak. La Syrie a permis aussi à l’Iran d’étendre son influence dans la région, notamment au Liban et dans le conflit palestinien. Aujourd’hui, la Syrie est devenue le terrain du conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
Jusqu’au mouvement vert et aux révolutions arabes, le régime iranien était assez populaire dans le monde arabe, pourtant majoritairement sunnite, par sa position anti-israélienne et les positions d’Ahmadinejad. Depuis et avec le conflit syrien, la popularité régionale de l’Iran a considérablement chuté. Seuls les Libanais et les Irakiens sont en majorité favorables à une ingérence iranienne en Syrie.
Jusqu’ici, le soutien iranien à la Syrie est indirect, seules plusieurs dizaines de Pasdarans ont été capturées ou tuées en Syrie, pas plus, mais l’Iran intervient via le Hezbollah libanais et un groupe chiite irakien. Mais le Hezbollah est une force libanaise et il n’a pas trop intérêt à se présenter comme le bras armé de l’Iran dans ce conflit et à trop s’écarter de ses intérêts au Liban.
Sur le terrain syrien, en face de l’Iran, se trouvent l’Armée syrienne de libération et le Front islamique qui vient d’être créé, issu de la fusion de 6 groupes combattants islamistes avec 45 000 hommes bien armés.
Aujourd’hui l’Iran a intérêt à trouver une solution à la crise syrienne, pour des raisons économiques (la guerre syrienne a coûté très cher aux Iraniens, peut-être autour de 4 ou 5 milliards d’euros, des tonnes de lingots d'or) pour continuer de payer les fonctionnaires syriens et entretenir son armée. Mais l’Iran est sous embargo international depuis 2006 et les caisses de l’État sont vides. Une guerre syrienne est donc devenue très impopulaire en Iran.
Pour des raisons intérieures, la crise syrienne va renforcer les Gardiens de la Révolution si elle perdure. L’arrivée au pouvoir de Rouhani leur a fait perdre la gestion des affaires nucléaires, qui est passée aux mains du ministère des Affaires étrangères. Les Iraniens qui ont voté pour Rouhani ont intérêt à voir affaiblir leur emprise sur l’ensemble des domaines économique, militaire et idéologique, et si les relations avec les États-Unis s’améliorent, et que la crise du nucléaire prend fin, la communauté internationale reconnaîtra l’Iran comme puissance régionale légitime. Le pays aura donc beaucoup moins intérêt à y attiser des conflits pour y asseoir son autorité.
Mais tant que les relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran restent hostiles, les deux pays vont continuer de chercher à renforcer leur position régionale via des groupes impliqués dans le conflit. Aussi la communauté internationale et la Conférence de Genève ont un rôle très important à jouer pour apaiser cette rivalité.

Matthieu Rey, chercheur-associé au Collège de France, a fait une comparaison des expériences irakienne et syrienne, « Baath versus Baath ». Le parti Baath, qui a toujours revendiqué une idéologie pan-arabe et qui voulait présider aux destinées de tous les pays arabes, ne s’est finalement imposé que dans deux pays. Ces deux régimes ont été fortement personnalisés autour de deux figures, Saddam Hussein et Hafez al Assad. Ce dernier, qui vient pourtant du monde militaire, n’a conduit que des guerres ponctuelles et n’a jamais engagé son pays dans un conflit de long terme, au contraire de Saddam Hussein, qui vient du monde civil, mais dont le mode de gouvernement s’est calqué en permanence sur la guerre. Leur avènement au pouvoir, au nom d’une idéologie révolutionnaire, correspond plutôt à une « sortie de la révolution » et à une stabilisation autoritaire, voire totalitaire.
La chronologie du Baathisme dans ces deux pays semble figée autour d’un âge d’or, dans les années 1980-1990, autour de deux grandes figures, alors que le Baath prend le pouvoir en Syrie à partir de 1963 et en Irak à partir de 1968. Dans ce premier temps, on a assisté à une lutte de factions à l’intérieur du Parti, avec une grande instabilité.
Sur l’idéologie, Michel Aflak, un des fondateurs du Baath, n’a pas écrit de texte doctrinal mais a réuni un ensemble d’articles, dans lequel les mouvements baathistes ont puisé. Les trois mots d’ordre, unité, liberté et socialisme, sont très généraux et plastiques selon les contextes. Selon Elisabeth Picard, leurs contenus idéologiques sont de très faible teneur et permettent aux dirigeants d’en user selon les circonstances, et dans une gestion pragmatique parfois en opposition complète avec ces valeurs. Ainsi le terme « Anqelab, coup d’État », employé par Michel Aflaq, correspond à une réforme « vague, morale » qui doit conduire à une renaissance du peuple arabe, aux contours mal définis. Le terme prendra une connotation plus militaire au milieu des années 1950, avec les premiers coups d’État d’officiers syriens, mais le Baath revendique encore à l’époque des élections libres et démocratiques. C’est au début des années 1960 que le Parti Baath endosse une idéologie révolutionnaire qui disqualifie ses adversaires et leur refuse tout débat politique.
Cette idéologie mobile peut se mettre au service d’un État, d’une administration ou d’un gouvernement se revendiquant d’une « révolution », ce qui permet de justifier la destruction de ses ennemis.
Dans les années 1980, l’État baathiste prend forme autour des figures de Saddam Hussein et Hafez Al Assad. La violence étatique et le culte de la personnalité les apparentent à certains totalitarismes européens.
Les deux systèmes se sont fondés sur la lutte de plusieurs factions et pour parvenir au pouvoir, ils se sont tous deux dotés d’un pendant coercitif (contre les autres factions et la population civile) et un réseau de renseignements pour prévenir un possible renversement. Ces système ont été gelés ou cristallisés par les deux dictateurs. Ainsi, l’État syrien n’existe pas véritablement, c’est une coalition d’appareils sécuritaires totalement omnipotents. Il y a aujourd’hui 6 antennes principales dans les services de renseignements en Syrie, plus une vingtaine de succursales, qui ont tous les pouvoirs. Les notions de lois et d’institutions ont progressivement disparu au profit de bandes qui se sont attribuées tous les pouvoirs et le « chef suprême » n’a qu’à gérer la concurrence entre ces services. Le système syrien repose sur le droit et le privilège de ces bandes de tout faire pour s’entretenir, au moyen d’une prédation économique dans le pays, et se renouveler au moyen d’une omnipotence en terme de droits, d’arrestations, de tortures. « Leur seule obligation est de travailler dans le sens du chef. »
Hafez Al Assad est parvenu au pouvoir, aux yeux du public, comme un homme seul, omnipotent. Mais à travers lui il a permis la promotion d’un ensemble d’hommes dont il reconnaissait les prérogatives, dans une collégialité assumée, fondée sur des systèmes de renseignements qui prévenaient les contestations. Bachar Al Assad a détruit ce système de collégialité et est devenu un homme de plus en plus seul. Il est donc à la fois beaucoup plus puissant que son père, n’ayant pas de comptes à rendre à des personnes qui lui auraient permis d’accéder au pouvoir, car il y a été placé directement. Il est aussi plus faible, du fait qu’il ne peut bénéficier de conseils dans les périodes difficiles. 2003 (invasion américaine en Irak) et 2005 (question libanaise) ont été deux moments cruciaux de sa présidence, qui lui ont donné le sentiment d’une destinée historique, et celui de pouvoir se maintenir en dépit de conflits extérieurs très violents. 
2011 va mettre en branle ce système reposant sur un chef, des appareils. Le mot d’ordre du chef était  : « Pas d’écho au sujet des événements de Tunisie ou d’Égyte. » Des jeunes font des graffiti. L’organe local des mukhabarat (renseignements) en fonction des consignes du chef, réprime cela très violemment, et le chef ne peut qu’endosser les actes de sa base. Le système baathiste se met alors en branle sans pouvoir s’arrêter, dans une spirale de plus en plus violente, de par la concurrence de ces différents appareils qui doivent aller de plus en plus dans le sens du chef. C’est ainsi que la crise syrienne a permis de révéler la réalité du fait baathiste en Syrie.

Jordi Tejel, professeur et chercheur à l'Institut de Hautes Etudes Internationales et du développement de Genève présente ses « regards sur les Kurdes syriens », que le mouvement de mars 2011 a placé, selon lui, face à un dilemme important : soit rejoindre le mouvement révolutionnaire, soit se placer en intermédiaire entre le régime et la population kurde afin d’obtenir quelques avantages et des concessions. 
De façon générale, le mouvement kurde national en Syrie a choisi la seconde option, du moins au début, alors que les Comités de jeunesse kurdes soutenaient le mouvement révolutionnaire dans une position claire vis-à-vis du régime. Les partis kurdes ont ensuite changé progressivement de stratégie, d’une part en raison de la pression de « la rue kurde » et aussi devant l’évolution du conflit. Ils ont adopté une position plus critique devant le régime, ont formé le Conseil national kurde  en octobre 2011, sans cependant entrer de façon active dans l’opposition syrienne. 
De même le PYD, qui a des liens plus ou moins directs avec le PKK, a adopté une position de neutralité vis-à-vis du régime, de l’opposition, et même des demandes fédéralistes du Conseil national kurde, jusqu’en 2012. 
Entre 2011 et l’été 2012, le champ politique kurde syrien est très fragmenté. Tous les vendredi, il y a les manifestations des Comités de jeunesse qui demandent la fin du régime, celles du Conseil national kurde qui demande l’autonomie, et celles du PYD qui demande… l’amélioration des conditions de détention d’Abdullah Öcalan.
La situation change à l’été 2012, quand les troupes syriennes se retirent partiellement, et le PYD se retrouve maître du nord syrien. Il y a alors des tentatives de rapprochement de Massoud Barzani, qui aboutissent aux accords d’Erbil de novembre 2012, sur la coordination entre le PYD et le CNK, mais ces accords n’ont pas été appliqués. 
À partir de l’été 2012, il y a aussi une convergence claire d’intérêts entre le PYD et le gouvernement de Damas : le régime permet au PYD de prendre le contrôle du Nord pour montrer à la Turquie que sa frontière sud est menacée ; en échange, le PYD est devenue la force hégémonique du Nord syrien, au détriment de tous les autres partis kurdes, dont le Parti démocratique du Kurdistan de Syrie, lié à celui de Massoud Barzani, en Irak. C’est alors une guerre froide, un conflit par procuration entre le PKK et le PDK de Massoud Barzani, via le PYD et le CNK. Dans le même temps, le régime syrien a pu éviter un soulèvement kurde armé.
Le PYD a déclaré en novembre 2013 une sorte d’autonomie, d’administration transitoire dans les territoires qu’il contrôle, ce qui a été condamné par Massoud Barzani. Il y a donc, en ce moment, de fortes tensions dans le camp kurde, et la situation n’est pas celle d’un « printemps kurde » en Syrie, avec deux conséquences négatives de cette crise syrienne : d’une part, le mouvement kurde a manqué une occasion de retrouver un langage commun avec l’opposition syrienne, langage qu’ils avaient dans les années 1950-1960, notamment avec le Parti communiste syrien. En 2011, les demandes de démocratie, des droits de l’homme, etc. pouvaient être un programme commun.
Des facteurs peuvent expliquer cette attitude attentiste et méfiante : le Conseil national syrien a été créé par la Turquie, des personnalités de l’opposition syrienne ont tenu des propos très négatifs sur une possible autonomie kurde., etc. 
D'autre part, le conflit syrien réactive des dynamiques passées : à partir des années 1980, le mouvement kurde de Syrie se trouvait bipolarisé, externalisé. Le régime syrien avait réussi à diriger les revendications kurdes vers l’extérieur. Le PKK était soutenu par le régime et une partie des Kurdes syriens ont dirigé leur combat vers la Turquie. La Syrie apportait parfois un soutien aux Kurdes d’Irak et une partie des Kurdes de Syrie s’orientait aussi vers l’Irak. 

Ce système régional a fonctionné plus ou moins jusqu’en 1998, qui voit la fin de l’alliance entre Damas et le PKK. 2003 voit la fin du régime irakien et les revendications de fédéralisme kurdes, aussi bien en Irak qu’en Syrie, en Turquie et en Iran. Le soulèvement de Qamishlo de 2004 et les mobilisations de 2005 en sont aussi une conséquence. À partir de 2005, le régime réussit à calmer un peu la situation, mais 2011 vient réactiver ces dynamiques :  cooptation de certains groupes, externalisation du problème kurde, influence de puissances étrangères (Iran, Irak, Turquie), une bipolarisation du mouvement kurde de Syrie, plus forte encore que dans les années 1980-1990.

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