Les arbres de Taksim embraseront-ils à nouveau les montagnes kurdes ?


Vu sur Twitter : échange de SMS entre 2 Kurdes :
"J'ai trouvé du boulot mais mon père refuse, le poste se trouve à l'ouest: "trop de terreur".

Moins d’un mois après le début effectif du retrait du PKK de Turquie, un premier accrochage a été signalé hier, dans des conditions invérifiables, car émanant d'un communiqué de l'armée : un poste-frontière aurait été attaqué par des combattants kurdes dans la province de Şirnak, et un soldat aurait été légèrement blessé.

Le PKK avait pourtant obtempéré plus vite, dans son début de retrait, que Murat Karayılan ne l’avait d’abord annoncé : le commandant militaire du PKK avait en effet, le 28 avril dernier, indiqué l’automne prochain comme date probable du retrait, alors qu’Öcalan émettait le vœu que tout cela soit terminé avant la fin de l’été. Comme toujours, c’est le « souhait » d’Imralı qui l’a emporté sur le calendrier de Qandil, et aux premiers jours de mai, des drones turcs montraient les premières images  (vite diffusées sur Youtube) de Kurdes s’apprêtant à se replier au Kurdistan d’Irak, en se rassemblant dans les vallées, afin d’être prêts à franchir la frontière, petits groupes par petits groupes.

Images confirmées par un député AKP, Galip Ensarioğlu, rappelant que le même type de retraite avait été fait en 1999, quand Öcalan avait appelé au premier cessez-le-feu et à la fin de la guerilla. Mais en plus de certaines poches de résistance, par exemple les troupes de Hamili Yildirim dans le Dersim qui avaient refusé la « reddition », l’armée turque avait tué, alors, selon Galip Ensarioğlu, près de 500 combattants kurdes. Que ce chiffre soit gonflé ou non, il est certain que tous les cessez-le-feu du PKK ont été unilatéraux et que, jusqu’ici, l’armée a toujours poursuivi ses opérations. L’interrogation de ce mois de mai était donc double : Le PKK accepterait-il unanimement de se plier aux exigences d’Ankara et d’Imralı, en se retirant sans combat, et les forces turques, cette fois, laisseraient-elles les troupes kurdes passer (désarmées ou non, ce point n’était finalement pas très clair, même si c'est une exigence d’Erdoğan)  ?

Le 7 mai, le PKK confirmait que le retrait commencerait dès le lendemain et Selahattin Demirtaş, co-président du BDP, assurait que les manœuvres avaient déjà été entamées. Elles devraient se poursuivre sur quelques mois, le PKK en Turquie compterait environ 2000 combattants.

Les premiers retraits ont eu lieu sans que les craintes de Karayılan, évoquant les « forces obscures », c’est-à-dire l’État profond, qui pourraient inciter aux incidents, et pousser ainsi les Kurdes à se défendre, ne s’avèrent fondées, en tout cas pour tout le mois de mai. Le Premier Ministre turc n’a cessé de répéter, pour sa part, que l’on « ne toucherait pas aux rebelles » d’une part, et que leur désarmement devait être la priorité du PKK.

Une semaine plus tard, un premier groupe (9 hommes et 6 femmes), venu de Van, était arrivé au Kurdistan d’Irak, et les images des combattants accueillis par leurs frères d’armes se répandaient dans les media et sur Internet, ce qui a permis au gouvernement irakien de protester contre cette violation « flagrante » de sa souveraineté avec autant d'efficacité que lorsqu'il protestait contre les opérations militaires turques à Qandil. Au passage, on pouvait constater que ces Kurdes avaient emmené leurs armes avec eux, au rebours des desiderata d’Erdoğan.

Le mauvais temps, neige, pluie et froid, n’a pas facilité la progression des premières unités, qui ont mis 7 jours à gagner la frontière. Les déclarations de ces combattants à la presse se sont fait l’écho, sans surprise, de la nouvelle ligne politique prônée par Öcalan, nouvelle ère, nouvelle paix, et que le PKK n’abandonnait pas le combat mais faisait confiance à son leader. Le contraire eût été surprenant. 

Un jour plus tard, le second groupe (15 personnes) arrivait à son tour, de la région du Botan (région de Cizîr/Cizre, près des frontières syriennes et irakiennes). Les pluies abondantes avaient, de même, rendu difficile leur progression et les commandants de cette unité mentionnaient une présence très active des militaires et des gardiens de village, mais sans attaque.

Ce n’est pas pour autant que l’armée a observé une trêve totale. Si l’on en croit les communiqués de Firat News, l’agence de presse du PKK, des bombardements d’obus de mortiers ont eu lieu le 17 mai à Yüksekova (Hakkari), sans qu’il soit fait état de pertes, et les avions de reconnaissance turcs ne cessent de survoler la région. Le 24 mai, c’est dans le district de Lice (Diyarbakir) que trois villages ont été perquisitionnées par des troupes turques qui ont arrêté plusieurs personnes, sans que l’on en sache le motif.

Mais le retrait du PKK se poursuit, à un rythme de croisière, en somme, puisque le 27 mai, on annonçait l’arrivée du 6ème groupe, composé de 16 combattants, dont 10 femmes. Même discours d’allégeance inconditionnelle à Öcalan, même accueil cérémonieux du QG à Qandil, la répétition de ces mises en scène ayant sûrement pour but d’affermir toutes les troupes (les nouvelles arrivantes comme celles basées à Qandil) dans la conviction que tout est pour le mieux et qu’il se s’agit pas d’une reddition mais d’une «nouvelle étape», et peut-être plus encore de montrer au public kurde, ceux qui regardent les chaînes TV du PKK, par exemple, que la guerilla reste fidèle à Öcalan et que tout va et ira bien si l’on suit le Leader dans sa nouvelle ligne.

Le sixième groupe a fait état des mêmes mauvaises conditions climatiques et de la forte surveillance de l’armée qui doit probablement être sur les dents, à l’affux d’un coup de tête imprévisible d’une unité ou d’une attaque-surprise mais préméditée.

Si les groupes continuent de se retirer en nombre tournant autour de 10-15, c’est entre 130 et 140 unités qui devront arriver progressivement ; et si tout continue d’aller aussi lentement, une période de 4 à 6 mois ne serait pas irréaliste avant que les 2000 combattants aient gagné Qandil, même en comptant que le temps s’améliore. Or plus le délai est long, plus les risques de dérapages sur le terrain ou de retournements politiques augmentent. Car le maintien du cessez-le-feu tient essentiellement à la volonté d’Erdoğan de poursuivre le processus et à sa capacité à se faire obéir de l’armée (en plus des autres forces de sécurité dans la région). Si Erdoğan s’affaiblit politiquement, les négociations d’Imralı risquent d’être fragilisées elles-aussi

Et justement hier, l’armée turque annonçait qu’un poste-frontière de la province de Şirnax (Şirnak) avait essuyé des tirs du PKK et que les Turcs avaient riposté avec un hélicoptère. Un soldat aurait été légèrement blessé. 

Info ou intox ? Les Kurdes sont tous enclins à y voir une « provocation » de la part des Turcs, qui aurait incité le PKK à se « défendre », comme il l’avait averti. Ou bien un coup monté de l’État profond, qui a plusieurs fois, dans le passé, simulé des attaques bien plus meurtrières de soi-disant Kurdes, afin de faire échouer une ébauche de pourparlers ou une trêve. 

Qui a, en ce moment, intérêt à voir échouer cette phase des négociations d’Imralı ? Certainement pas les Kurdes de la région qui, quelles que soient leur amertume et leur méfiance envers l’État turc, ne souhaitent pas que les combats reprennent et que leur existence redevienne à nouveau un enfer. Ce n’est probablement non plus une preuve de la « duplicité » d’Erdoğan qui s’est tout de même assez avancé auprès de son opinion publique pour qu’un échec de la trêve et de nouveaux soldats şehit (martyrs) n’entament pas fortement sa crédibilité. Or c’est précisément au moment où la personne d’Erdoğan fait face à une contestation d’une ampleur aussi inattendue qu’inégalée, en Turquie de l’Ouest, cette fois, que l’armée se fait un plaisir d’annoncer le premier « accroc au contrat » du PKK. Il y a des hasards bien fortuits et le Premier Ministre ne compte pas que des amis au sein de l’État et de l’armée, c’est le moins qu’on puisse dire…

Si Erdoğan sort trop chancelant de cette confrontation avec son propre peuple et son opposition pour continuer d’imposer le processus d’Imralı au pas de charge, les arbres de Taksim embraseront-ils à nouveau les montagnes kurdes ? 

Le BDP et le PKK pourraient, cependant, tirer un avantage inattendu des événements, en monnayant, à l’instar du PYD avec Bashar Al-Assad, leur « neutralité » dans ces manifestations de rue, contre un relâchement de la pression policière, militaire et judiciaire qui ne s’est jamais vraiment allégée depuis dix ans : Qu’Ankara soit obligé de ramener précipitamment du « Sud-Est » ses blindés, pour les envoyer en renfort dans l’Ouest « civilisé » de la Turquie, ne manquera pas d’égayer les Kurdes de toutes les parties du Kurdistan et de la diaspora, qui se disent, devant les images diffusées par le réseau #OccupyGezi, « chacun son tour d’être terroriste », et ce, quelle que soit leur sympathie (ou leur indifférence) pour le mouvement. Il faut avouer que si le  « Kurdistan du Nord » se vide à la fois de sa guérilla et de l’armée turque, on ne va plus reconnaître le mont Cûdî… 

Mais tout est subordonné, en ce qui concerne la réaction de la « rue kurde » de Diyarbakir, Van, Hakkari, Muş, à la prochaine « directive » d’Öcalan. Le 29 mai, en visite auprès de responsables de l’Union européenne à Bruxelles, Selahattin Demirtaş a annoncé qu’une autre rencontre entre le BDP et Öcalan était prévue, pour discuter des « derniers développements » politiques. Deux jours plus tard, les Stambouliots partaient à la reconquête de Taksim. Si cette rencontre a tout de même lieu au cours du mois, la teneur des entretiens entre le leader du PKK et son parti croupion risque de prendre une toute autre tournure que prévue.

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