L'avenir du Kurdistan de Syrie se discute toujours à Erbil
Après la prise de possession de la plus grande partie des villes kurdes de Syrie, hormis Qamishlo, la toute neuve coalition des partis kurdes syriens a dû s’organiser et gérer les localités en principe désertées par les autorités syriennes, et aussi s’essayer au difficile exercice du partage de pouvoir entre les différentes composantes de leur mouvement.
Le 2 août, le Bureau des relations extérieures du PYD (branche syrienne du PKK) a appelé à la formation pacifique d’une région kurde auto-gérée, qui pourrait servir de « refuge et de base pour tous les révolutionnaires syriens, afin qu’ils libèrent la Syrie » et que « cette instauration démocratique doit être considérée comme une contribution à la construction d’une Syrie unie, démocratique et plurielle » tout en assurant qu’il ne s’agissait pas d’une « menace contre la stabilité régionale et globale » et repoussant d’avance les accusations de «séparatisme».
De son côté, un autre leader des Kurdes syriens, Abdulhakim Bashar, à la tête du Conseil national kurde (CNK) a, lors d’un entretien accordé au journal Rudaw, donné sa propre vision des derniers événements au Kurdistan de Syrie, en réfutant, par exemple, le terme de « libération » des régions kurdes. Selon lui, « aucune ville kurde n’a été libérée » et les forces de sécurité syriennes sont présentes sur place, bien que les drapeaux kurdes aient été hissés sur les bâtiments officiels qui continuent de fonctionner comme avant. Abdulhakim Bashar affirme même que les fonctionnaires continuent d’être payés par la Syrie.
Les critiques du leader du CNK se portent surtout sur le peu d’enthousiasme que montrerait le PYD à respecter l’accord d’Erbil, notamment dans le partage du pouvoir et la menée d’une politique commune.
Interrogé sur la façon dont il envisageait l’avenir de la Syrie, Abdulhakim Bashar estime que le président syrien tombera, tôt ou tard, mais que le régime se battra jusqu’au bout, pouvant faire sombrer le pays dans une guerre civile entre Alaouites et le reste des Syriens, mais que les Kurdes devaient rester à l’écart de cette guerre civile. Il a jugé également peu probable une intervention directe de l’armée turque au Kurdistan de Syrie, même contre les zones détenues par le PYD.
Un autre leader kurde, mais dirigeant, lui, le Conseil national syrien (CNS), soit la principale représentation de l’opposition syrienne, a commenté les derniers développements de la question kurde en répétant que les droits de son peuple devaient être reconnus par la constitution, mais sans préciser la teneur de cette reconnaissance alors qu'en juillet dernier, des partis kurdres avaient quitté la conférence du Caire devant le refus arabe de les reconnaître comme « nation » à part.
S’étant rendu au Kurdistan d’Irak le 1er août, afin d’y rencontrer à la fois le Conseil national kurde, le président Massoud Barzani et le ministre des Affaires étrangères turc, Ahmet Davutoğlu, au sujet de la crise syrienne, Abdulbassit Sayda a indiqué, lors d’une conférence de presse donnée au Divan Hotel d’Erbil, que tous les participants à cette réunion quadripartite soutenaient le projet du Conseil national syrien. Abdulbassit Sayda a ajouté qu’il avait demandé au ministre turc de régler la question kurde en Turquie de façon pacifique et au président Barzani d’accueillir les réfugiés syriens sans distinction d’origine (jusqu’ici la majorité des réfugiés semblent être des Kurdes, sans que l’on sache si cet état de fait vient de ce que les autres Syriens tentent spontanément de se diriger vers d’autres pays arabes ou la Turquie, sans passer par les régions kurdes ou si le Gouvernement régional kurde préfère ouvrir ses frontières à ses compatriotes et aux minorités religieuses, comme il l’a fait pour les réfugiés venus d’Irak). Le président du CNS a, par ailleurs, critiqué le gouvernement de Bagdad pour avoir déployé ses soldats aux frontières afin d’empêcher les réfugiés de passer.
À l’issue de cette réunion, le Conseil national syrien et le Conseil national kurde ont signé un accord en quatre points, dont un portant sur le partage du pouvoir après la chute du Baath.
Mais la viabilité ou la solidité de cet accord peut sembler fragile du moment que le PYD ne l’entérine pas, n’ayant pas été « invité à Erbil », comme l’a affirmé son leader, alors que le président du Conseil national syrien a nié, lui, un quelconque refus turc portant sur la présence du PYD à la réunion en assurant que tous les partis kurdes avaient été invités.
Il est vrai qu’en l’état actuel des choses, une rencontre directe et ouverte entre Saleh Muslim (qui ne revendique officiellement qu’une « affinité idéologique avec le PKK malgré les portraits d’Öcalan affichés dans beaucoup de bâtiments officiels 'libérés' par le PYD) et Ahmet Davutoglu s’avère tout de même difficile à envisager pour le moment.
Car finalement, plus qu’une réaction syrienne, c’est la Turquie qui apparaissait comme la force militaire la plus susceptible de menacer cette nouvelle autonomie, réelle ou symbolique, du Kurdistan de Syrie, en refusant l’instauration de zones pro-PKK sur ses frontières. Au contraire, le Kurdistan d’Irak incline à un apaisement des relations et l’établissement de relations avec tous les partis kurdes de Syrie. Ainsi, Safeen Dizayee, un responsable du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), le parti de Massoud Barzani, a-t-il déclaré dans une interview donnée le 3 août au journal turc Zaman (proche de l’AKP) que la Turquie devait accepter ce nouvel état de fait au Kurdistan de Syrie, en le comparant au vide politique et administratif qu’a connu le Kurdistan d’Irak après 1991, alors que Saddam s’était de lui-même retiré de trois régions kurdes, livrées à elles-mêmes.
Mais la Turquie, pour le moment, n’est pas intervenue aux frontières syriennes et s’est contentée de manœuvres militaires, avec des déplacements de chars d’assaut et de véhicules armés autour des localités de Kilis, Hatay (Antioche) et Mardin.
Ahmet Davutoglu a, par contre, enchéri sur les soupçons qui pèsent sur une entente secrète entre le PYD et la Baath, en accusant la Syrie d’armer les combattants kurdes, tout en leur prêtant aussi, paradoxalement, la volonté d’occuper le vide politique que laissera la chute du régime.
Mais la position exprimée par le ministre des Affaires étrangères turques est tout de même celle, comme l’a constaté le Conseil national kurde, d’un certain infléchissement dans sa résolution adamantine de ne laisser aucune entité politique kurde s’établir à ses frontières. Il est vrai que, depuis 2003, la Turquie a dû accepter bon gré mal gré la montée en puissance du Kurdistan d’Irak, aujourd’hui force politique incontournable de la région. Tirant peut-être une leçon de la dernière décennie, Ahmet Davatoglu a déclaré que son pays ne s’opposerait pas à une éventuelle région autonome kurde en Syrie si « toutes les composantes du pays pouvaient s’accorder là-dessus ». Le ministre s’est même prononcé – de façon surprenante si l’on considère le conflit qui perdure à l’intérieur de la Turquie – pour le respect des droits des Kurdes syriens. Alors qu’il était en déplacement au Myanmar, il est revenu, devant la presse, sur le déroulé de la réunion d’Erbil :
« Je leur ai dit : "le leader du CNS préside le conseil en tant que kurde syrien. Et vous (le CNK) siégez ici en tant que Kurdes syriens. Asseyez-vous et finissons-en. Ce qui nous oppose est la menace de terrorisme et la possibilité que l’un de vous prétende à la possession d’un lieu quelconque. Des élections doivent être tenues en Syrie, un parlement doit être formé qui comprendrait des Kurdes, des Turkmènes et des Arabes. Vous pouvez venir tous ensemble en disant 'nous accordons l‘autonomie (aux Kurdes)'. C’est votre affaire. Nous ne nous y opposerons pas."
La Turquie anticipe-t-elle, dès maintenant, la future instauration d’une entité kurde syrienne à laquelle elle ne pourra pas s’opposer, appliquant ainsi la stratégie d'approuver un état de fait qu'elle ne peut de toute façon empêcher ? Ou bien compte-t-elle que les autres composantes de la future Syrie ne permettent pas aux Kurdes d’aller jusqu’au bout de leur volonté d’autonomie ? On peut aussi imaginer qu’Ankara tente, derrière l’écran de sa collaboration avec le Kurdistan d'Irak de favoriser les factions kurdes rivales du PYD, comme le pense Jordi Tejel, un universitaire spécialiste de la question kurde en Syrie, qui estime que la Turquie essaie de « marginaliser le PYD en Syrie en établissant de bonnes relations avec le Conseil national kurde, qui est très proche de Massoud Barzani » (Reuters).
Pour le moment, même si la Turquie est impopulaire dans toutes les parties du Kurdistan, les Kurdes de Syrie, du moins ceux qui penchent pour une entente avec le reste de l’opposition syrienne, sont obligés d’accepter, même à contre-cœur, l'influence d’Ankara sur le devenir de la révolte. Abdul Hakim Bashar, qui représentait le Conseil national kurde à Erbil, a reconnu que la position du ministre turc avait connu une certaine avancée.
Quant aux États-Unis, ils ne se sont pas non plus prononcés sur le bien-fondé ou non, selon leurs vœux, d’une autonomie kurde syrienne mais Hillary Clinton, en déplacement à Istanbul, a affirmé fin août que les USA s’opposaient à une prise du pouvoir du PKK en Syrie et soutenaient la Turquie dans cette position. À ses côtés, Ahmet Davutoglu est revenu sur la menace d’un « vide politique » qui ferait l’aubaine du PKK ce qui peut expliquer sa soudaine compréhension des revendications kurdes en Syrie : si ce vide doit être comblé, autant que ce soit par des Kurdes proches de Massoud Barzanî et acceptant de négocier avec le Conseil national syrien.
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