Jean Gorek de Kerboran, le patriote des montagnes

Au moment où l'on discute de l'instauration – ou non – d'un territoire autonome chrétien à Ninive, ou de la formation d'une citoyenneté kurdistanî, ou d'une autonomie éventuelle dans des districts kurdes où les chrétiens seraient majoritaires, ou bien d'un territoire assyrien qui, pour les plus extrémistes devrait s'étendre de Amadiyya à Mossoul, englober Erbil et descendre sans doute jusqu'à Kirkouk, il est intéressant de relire ce qu'écrivait Jean Gorek de Kerboran en 1920 ("Réflexions de M. J. Gorek de Kerboran sur la constitution de l'État assyro-chaldéen" in L'Action assyro-chaldéenne, nº10, octobre 1920), au moment où Arméniens, Kurdes, Syriaques, Assyriens nestoriens, Chaldéens, se pressaient, en délégations auprès des Puissances et de la Société des Nations occupées à redécouper le Moyen-Orient. Un texte sensible, 'lucide' comme le dit  Claire Weibel Yacoub, courageux aussi, parce que, au lendemain du génocide, il fallait avoir la tripe vaillante et le cœur bien accroché pour envisager une union avec les Kurdes, qui venaient de les massacrer en masse, mais aussi d'un réalisme poétique, avec une affirmation que ne renierait pas un Kurde : face au 'vent' des chimères historiques et du soi-disant 'droit des peuples', il n'y a de garantie sûre que la patrie des montagnes : une patrie multi-culturelle, à multiples langues, dans un État laïc… et fédéral. Plus de 80 ans après, dans une aire géographique de dimensions plus réduites, le Gouvernement régional kurde reprend les mêmes revendications, face à Bagdad et à ses voisins.

Ce texte a donc, aujourd'hui, une résonance étonnamment actuelle, aussi dans ses mises en garde aux populations locales – n'abandonnez pas votre terre, ne la morcelez pas non plus entre confessions !  –et intelligente, 'de terrain', loin des faiseurs de cartes hypothétiques, qui sévissaient sévissent aussi bien chez les Arméniens que chez les Kurdes ou les Syriaques, et les défauts d'irréalisme et de naïveté qu'il pointe chez ses compatriotes pouvaient tout aussi bien être ceux des autres délégations, futurs dupes et lésés du traité de Lausanne.

Jean Gorek de Kerboran, originaire du village de Kerboran, situé dans la région du Djebel Tour au nord-est de Mardin, et dont la population fut massacrée pendant la Grande Guerre, se penche lui aussi sur la question nationale de son peuple. de Tunisie, il livre ses réflexions au mensuel L'Action assyro-chaldéenne, avant de s'adresser à la Société des Nations. Cette initiative s'inscrit  au moment où les Alliés et la Turquie s'accordent pour ratifier le traité de Sèvres. Ce traité de paix envisage la création d'une Arménie indépendante et des garanties pour les Assyro-chaldéens au sein d'un Kurdistan autonome, perspectives qui fortifient les convictions de Jean Gorek de Kerboran,. Le 6 septembre 1920, il écrit : "Que demandons-nous ? Une Assyro-Chaldée ! Et vous attendez que les puissances vous en fassent don, qu'elles viennent vous établir sur le trône des Salmanasar et des Assurnasirpal ! Vous réclamez ce que les puissances convoitent […] ; et vous croyez que les puissances vont s'exproprier pour vous enrichir !"
Il poursuit sa réflexion sur la question du droit : "Oh, le droit ! Vous savez bien que son règne n'est pas de ce monde ; il a toujours été aérien ; il a toujours eu les ailes du vent. Le vent, les montagnes seules l'arrêtent ; le droit, une lame d'acier bien trempé ou un boulet de canon l'emportent mieux que tous les discours des humains. N'y comptons pas, croyez-moi ; nous perdons notre temps. Tandis que nous atermoyons, tout travaille contre nous : temps, puissances, voisins."
Et d'affirmer : "Nous aurons été des héros seulement pour servir une cause étrangère ? Pour nous-mêmes, pour la cause de l'Assyro-Chaldée, rien ? […] Tous nos sacrifices, le plus noble, le plus pur sang de nos enfants, auront-ils été consentis en vain ? Encore une fois, ne comptons que sur nous-mêmes ; n'attendons notre propre salut et le salut de l'Assyro-Chaldée que de nous-mêmes. L'Assyro-Chaldée, nous n'avons pas besoin que l'on nous en fasse don."
Jean Gorek de Kerboran ne s'arrêtera pas à cette devise "ne comptons que sur nous-mêmes", il formule également des propositions politiques.
Cet homme instruit rêve de réaliser une entente entre Kurdes et Assyro-Chaldéens, pour que ces deux peuples marchent enfin main dans la main. Dans le même article, il déclare : "C'est que cette union est tout dans nos montagnes : rien sans elle, tout pour elle !" Il s'explique ainsi sur ce point : "Pouvons-nous d'ailleurs éviter ce rapprochement, cette union ? Les masses assyro-chaldéennes et kurdes ne se mêlent-elles pas, ne se confondent-elles pas à travers toute la montagne ? Est-il un coin perdu où il n'y ait que des Kurdes, que des chrétiens, que des Yézidis ? Il n'est pas gorge de montagnes, si profonde soit-elle, de sommet si escarpé, où nous ne vivions côte à côte, où nous n'habitions presque sous ce même toit." Et encore :
Le lopin de terre que l'on a fertilisé de père en fils, avec un inlassable labeur, que l'on a arrosé de sa sueur, de son sang ; les rives des torrents, les vallées profondes, les sommets majestueux qui virent naître et mourir les aïeux : tout cela est devenu trop cher au cœur humain ; impossible de l'abandonner sans meurtrissure, sans déchirement ; nos morts même sortiraient du séjour des ombres pour s'accrocher à nous, pour nous retenir de leurs mains squelettiques, pour nous river au sol où ils dorment leur sommeil éternel. Qui veillerait sur leurs tombes ? Qui vénérerait leur mémoire ? Le Tiari abandonnerait le Zab bruyant et fougueux ! Les riverains de la mer d'Ourmiah déserteraient pour toujours les plaines de Mergavar, de Tergavar, de Baradost, de Salamas ! Le Yézidi de Maloub, à qui laisserait-il la garde de son saint Adî ! Non ! Pas d'émigration ! Pas d'abandon ! Restons-là où nous sommes. Nos montagnes sont unes depuis Ourmiah jusqu'au Sindjar, jusqu'au Tour, et par-delà le Tour, jusqu'aux bouches de l'Euphrate. N'y établissez pas des cloisons étanches : ici, les Kurdes ; là, les Yézidis ; plus loin, nestoriens et Chaldéens ; et ailleurs encore, Syriens et jacobites. Que montagnes et plaines soient toutes à tous. Ce système de division, de morcellement, ne peut qu'engendrer des haines que l'on éteindra tôt ou tard dans les douceurs de l'union, ou que l'on noiera dans le sang. Or, du sang de nos frères nous en avons assez vu couler… Il n'y a pas d'alternative…
Et de conclure : "L'œuvre patriotique, c'est l'unification des montagnes ; l'œuvre patriotique, c'est que la religion ne s'immisce point dans les affaires d'État, c'est que l'État se tienne à l'écart de toute question religieuse ; l'œuvre patriotique, c'est l'établissement d'une paix durable, éternelle, entre Kurdes et Assyro-Chaldéens."
Afin d'éviter à son peuple une émigration massive, source de multiples souffrances, Jean Gorek de Kerboran ne voit qu'une seule solution, celle d'abattre les murs entre Kurdes, Yézidis, nestoriens, Chaldéens et Syriaques. Ce geste ne peut être imposé de l'extérieur. Il ne peut venir que de ces montagnards qui, ensemble, aspireront à construire une paix durable, en se rassemblant autour de valeurs communes. Ce projet, Jean Gorek de Kerboran tente de l'expliquer aux siens, mais il le diffuse aussi parmi des personnalités siégeant à la conférence de la paix ou à la Société des Nations. Le 26 août 1920, il rédige un rapport dans lequel il préconise une unification des montagnes depuis le Caucase au Sindjar et depuis la mer Noire et l'Euphrate à la frontière persane. Intitulé Mémorandum de la confédération assyro-chaldéo-ourartienne, il commente ainsi ce titre :
C'est un projet qui voit plus loin que les Assyro-Chaldéens et les Kurdes, qui n'exclut aucun des éléments de nos montagnes, qui les réunit tous sous une forme fédérative, tout en assurant l'autonomie aux groupements ethniquement et historiquement définis, tels que Kurdes, Assyro-Chaldéens, Arméniens, Géorgiens.
Dans ce mémorandum, il aborde la question des frontières :
Les limites de la confédération seraient le Kour ou le Caucase, au nord ; le Yéchil-Irmak et l'Euphrate, à l'ouest ; les premières plaintes de Mésopotamie et le Singar, au sud ; la mer d'Ourmi et la frontière persane, à l'est. Nous avons de la sorte plus d'un port sur la mer Noire ; nous avons presque accès au golfe Persique.
Il appelle également à l'établissement "d'un gouvernement assyro-chaldéo-kurde".
Ce point de vue original se fonde sur les intérêts nationaux communs des peuples montagnards. Jean Gorek de Kerboran espère rassembler ces peuples au sein d'un État fédéral, garant de leur autonomie. Prônant la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux, son idée rejoint celle d'une certaine laïcité.
Construire une entité étatique, qui n'exclut pas la diversité culturelle de ses communautés, reste un enjeu réel, encore aujourd'hui. En cherchant une solution locale, indépendamment des puissances, Jean Gorek de Kerboran a eu le mérite de la soulever pour les Assyro-Chaldéens et leurs proches voisins dès la fin de la guerre.

Le rêve brisé des Assyro-Chaldéens, Claire Weibel Yacoub.




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