"Ce fut toujours une blessure pour moi que de voir la beauté, les sentiments rendus captifs d'une seule journée, marchandisés. Ainsi la fête des Pères, des Mères et la Saint-Valentin.
Ce type de journée marque le déploiement du mode de vie propre à une société de consommation en perpétuelle croissance. Une fête en chasse une autre. Pour chacune d'entre elles, des programmes de shopping bien spécifiques sont initiés. Les veilles de ces fêtes sont marquées d'une certaine agitation, d'une frénésie. Et les lendemains, les joies et les peines, les brouilles et les rancœurs quotidiennes reprennent le dessus. Jusqu'à la prochaine fois.
Dans le Diyarbakir d'antan, comment faisait-on sans cette journée des amoureux ? Comment les amoureux exprimaient-ils leurs sentiments tous les jours de l'année ? Voilà un peu ce que je voudrais partager, porter au grand jour dans un monde aux valeurs dépréciées, dans un monde où l'amour lui-même est objet de marchandisation.
Au début des années 1970 – mes années lycée déjà évoquées –, pour tout jeune homme de Diyarbakir, une jeune fille vers laquelle convergeaient ses préférences devenait sa "cause". Quand il voulait manifester ses sentiments non pas à la personne qui les inspirait, mais à son entourage, il lançait comme un avertissement : "Vous voyez cette fille… Considérez-la comme ma compagne, c'est ma cause. Vous voilà informés, pas d'erreur."
Ces passions secrètes pour la "cause" se perpétuaient par contumace. En son nom, combien de bagarres a-t-on connues, de têtes fracassées, d'yeux au beurre noir ? Mais il en allait ainsi. Cela en valait vraiment la peine, parce que plus on faisait de bruit autour de la "cause", plus on y mettait du cœur, plus on avait de chance d'attirer l'attention, de susciter l'intérêt de la personne concernée et d'ainsi faire en sorte que soit un jour partagé ce sentiment sans cesse renforcé.
Dans la plupart des cas, la jeune fille n'était pas informée des sentiments qui lui étaient voués. Un garçon proclamant à chaque occasion qu'il aimait une fille avait une formule toute prête à opposer à ceux qui lui conseillaient d'ouvrir son cœur à celle qu'il avait choisie : "Aimer, d'accord, mais sans jamais le manifester."
Il en était d'autres qui se vantaient de suivre, depuis deux longues années, l'élue de leur cœur de chez elle jusqu'à l'école et qui, le soir, parcouraient le chemin inverse. Mais cela suffisait, bon sang. Il fallait désormais s'en ouvrir à cette fille ! On vous lançait alors des réponses du genre : "Aimer au loin, c'est encore le plus bel amour." Comme si faire part de ses sentiments pouvait porter atteinte à cette "étincelle". Et puis enfin, ouvrir son cœur n'était pas "une attitude digne d'une jeune homme, et elle finirait bien par comprendre."
Il en est d'autres encore que leurs amis parvenaient à convaincre d'aller déclarer leur flamme à la fille qu'ils suivaient depuis longtemps. Prenant son courage à deux mains, le garçon se lançait et la fille, spontanément, lâchait un rédhibitoire : "Oh, toi ! Grossier personnage !"
Non sans ironie, bien sûr, voulant signifier par là, un peu comme si leur passion avait duré : "Hé bien, c'était donc cela finalement."
Voilà ces amours diyarbakiriotes, s'enracinant jusqu'à la moelle, des relations irréductibles à une rose d'un jour, à une simple fête. Il fallait vivre sa passion à chaque moment, tous les jours. "Si tu aimes, alors tu aimeras jusqu'à Dieu" nous rappelle un vieux dicton diyarbakiriote."
Diyarbakir, Şeyhmus Diken, trad. François Skvor.
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