Théâtre de la Turquie, XI : Désordre en ce que les Pachas permettent le vol

XI : Désordre en ce que les Pachas permettent le vol, pourquoi ils le font et dans quelles conditions
Les Pachas ne se contentent pas de voler eux seuls et de ruiner les peuples par leur tyrannies, ils le font encore d'une autre manière plus indigne, par le moyen des Courdes et des Arabes qui sont les plus grands voleurs de la Turquie, auxquels ils permettent de dévaliser les Caravanes sur les grands chemins, à condition que le butin serait à moitié, et qu'ils les feront participants de toutes les prises : ou bien qu'ils leur donneront tant par an, en vertu de cette licence. Et afin de les obliger à garder leur promesse et à leur être fidèles, ils demandent ordinairement en otage le fils aîné de l'Emir ou Prince des Arabes.
La conséquence pernicieuse qui suit de ce malheureux complot des Pachas avec ces brigands, est qu'ils ne rendent point de justice à ceux qui viennent se plaindre d'avoir été volés, ils ne les écoutent pas même; et si parfois ils se voient obligés pour arrêter les rumeurs du peuple, et pour couvrir leurs hypocrisies d'en faire quelque poursuite, et de donner la chasse à ces misérables ils ne le font que par manière d'acquit, et les vont chercher dans les lieux où ils savent bien qu'ils ne les trouveront pas ; ou bien ils leur donnent avis secrètement de leur sortie sur eux, afin qu'ils se précautionnent, et se tiennent sur leurs gardes. Ils ont coutume de les avertir avec un coup de canon, qu'ils tirent du côté que se doit faire la sortie, pour les faire retirer ailleurs : Et cependant ils font accroire au peuple que ce signal est pour faire rendre la soldatesque à l'heure nommée, et au temps déterminé, pour aller contre les voleurs qui fuient d'abord dans d'autres lieux inaccessibles, lorsqu'ils voient le feu et la fumée du Canon. 
Quand quelqu'un a une fois payé la taxe qu'on donne au Pacha pour avoir permission de voler, il ne peut plus se retirer de son péché, ni quitter ses brigandages, quand même il le voudrait, d'autant qu'on le ferait mourir pour ses crimes passés sous prétexte de Justice : mais tant qu'il continue à payer il n'y a point de péril pour lui quelque excès qu'il commette, parce que le Pacha se ferait tort en le châtiant, et personne ne se fierait plus à lui, s'il venait à fausser sa parole. 
Il suit de là d'épouvantables désordres : le premier est que ces gens-là volent sans aucune crainte ni appréhension de châtiment. Le second qu'ils sont obligés de continuer dans cet infâme exercice pour satisfaire au Pacha, et lui payer la somme dont ils sont convenus avec lui. Ô malheureuse nécessité, ô état digne de compassion.
Quand on fait des plaintes à la Porte du Grand Seigneur touchant les désordres des Courdes et des Arabes, et qu'il envoie ses ordres aux Pachas pour y apporter remède, et les ranger dans leur devoir, ils vont contre-eux avec quatre ou cinq cent hommes -et au lieu d'attaquer ceux qui font le mal, ils se jettent sur les pauvres innocens, prennent tout ce qu'ils ont, et enlèvent leurs troupeaux qu'ils vendent aux Bouchers autant qu'ils veulent; et puis pour couvrir leurs tyrannies du prétexte de justice, ils font pendre ou empaler quatre ou cinq misérables paysans, qui n'ont jamais pensé à faire aucun vol, et qui ne se mêlaient que de paître les moutons, et de cultiver les terres. Cela irrite tellement les peuples contre les Turcs qu'ils leur boiraient volontiers le sang, s'ils avaient les moyens de le faire, et que l'occasion se présentât de se venger d'eux.
Ceux qui refusent de payer le tribut aux Pachas et s'estiment assez forts pour lui résister, et voler sans sa licence, sont pour l'ordinaire des gens qui n'ont rien à perdre, et qui ne vivent que de rapine: aussi ne les recherche-t'on guère ; mais sous prétexte de leur donner la fuite, l'on se jette sur ceux qui possèdent quelque chose, que l'on châtie avec autant de rigueur que s'ils avaient commis tous les crimes du monde. 
Quand je sortis d'Alep il y a environ trois ans, le Pacha était allé avec sept ou huit cents hommes contre les Courdes, et la nouvelle était déja venue qu'il en avait tué grande quantité, parce qu'ils s'était mis en état de lui résister pour la défense de leurs troupeaux, qu'il voulait enlever : En effet, c'était ce qu'il recherchait le plus, comme il fit paraître, d'autant qu'après s'être saisi de leurs chameaux, et de quatre ou cinq mille moutons dont se nourrissaient plus de cinquante pauvres familles habitantes sous des tentes et pavillons à la campagne, il laissa le reste en repos, qu'il pouvoit tuer aussi bien que ceux-là, étant aussi coupables les uns que les autres.

Théâtre de la Turquie, où sont représentées les choses les plus remarquables qui s'y passent aujourd'hui touchant les Mœurs, le Gouvernement, les Coûtumes et la Religion des Turcs, & de treize autres sortes de Nations qui habitent dans l'Empire ottoman. (le tout est confirmé par des exemples et cas tragiques arrivés depuis peu). Traduit de l'italien en français par son auteur, le Sieur Michel Febvre.

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