mercredi, septembre 15, 2010

Les Kurdes et l'intrépide effendi de Tauris

"S'il y avait en Perse, comme en Amérique, des expositions de gens gras, le consul de Turquie remporterait à l'unanimité des suffrages la médaille d'honneur ; encore, quel que soit son module, serait-elle au-dessous du mérite de ce fin diplomate, plus apte à lutter avec les animaux de race les plus perfectionnées, élevées dans le comté d'York, qu'avec des hommes.
L'effendi, trop rond pour pouvoir prendre ses repas à terre, est obligé de faire transporter à l'avance, dans les maisons où il est invité à dîner, une table profondément creusée dans laquelle il incruste son majestueux abdomen, après s'être excusé auprès des convives de cette infraction aux usages. L'Excellence, disent les uns, n'a jamais trouvé un coursier assez vigoureux pour le charrier en une seule fois ; elle a perdu de vue ses pieds depuis de si longues années, prétendent les autres, qu'elle est heureuse de s'assurer, en se regardant de temps en temps devant un grand miroir, qu'un chameau ne les lui a pas volés.
Ce même consul, l'année dernière, fut le héros d'une glorieuse aventure, dont on rit encore dans les bazars de Tauris : il avait voulu se rendre à Constantinople par la voie de Trébizonde, plus facile à parcourir en hiver que celle du Caucase ; ses collègues avaient vainement tenté de l'en dissuader, lui représentant combien il était dangereux de traverser le Kurdistan.
– Les Kurdes, avait-il répondu, sont sujets turcs et trembleront devant le représentant du commandeur des croyants.
Aucune crainte n'ayant pu pénétrer dans ce cœur valeureux, le consul partit avec une quarantaine de serviteurs montés sur de magnifiques chevaux destinés au service du sérail. Mais à peine la petite troupe eut-elle franchi la frontière persane qu'elle fut assaillie par une douzaine de brigands ; toute résistance fut inutile, et les Kurdes s'approprièrent chevaux, bagages, vêtements. Au moment où ils arrachaient la chemise de l'Excellence, la vue des charmes surabondants du diplomate les remplit d'un invincible effroi et ils se sauvèrent à toutes jambes, lui abandonnant ce dernier voile. Faiblesse impardonnable à des hommes de tribus, certains de tailler dans ce large vêtement une tente capable d'abriter une nombreuse famille !
Quant à l'effendi, il prit la chose par le bon côté.
– J'avais bien dit à mes collègues que la majesté du représentant de Sa Hautesse frapperait d'une respectueuse terreur les cœurs les plus endurcis. "
Une Amazone en Orient, Jane Dieulafoy.


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