En islam iranien
"L'agnostique n'est pas, comme le veut l'usage banal du mot, celui qui refuse une foi confessionnelle, mais celui qui prononçant le divorce entre la pensée et l'être, se ferme à lui-même et veut fermer aux autres l'accès aux univers qu'ouvre la gnose et dont les données immédiates ont pour lieu le "monde intérieur", c'est-à-dire "ésotérique".
Ces passages-là me font irrésistibleement penser aux cours d'Onfray sur "l'histoire de la philosophie" :
Le point de vue que la valorisation de nos auteurs nous interdisait ici de plein droit, c'est le point de vue "historique" au sens courant de ce mot, c'est-à-dire le point de vue qui ne permet de comprendre et d'interpréter une pensée ou un penseur qu'en fonction de leur moment "historique", de leur situs dans la chronologie ; on s'efforce alors de les "expliquer" causalement par "leur temps", voire de les réduire, causalement encore, à des "précédents", pour finalement conclure que, bien entendu, "de notre temps" cette pensée est "dépassée", "démodée", etc. "
"Pour la même impérieuse raison, le "milieu" dans lequel nous avons essayé de rejoindre nos penseurs et de vivre avec eux, est le milieu qui est vraiment le leur, à savoir les univers spirituels qui leur étaient familiers et qu'ont tenté d'explorer nos recherches métaphysiques. Quant à leur milieu "social", nous savons trop bien pour chacun d'eux ce qu'ils en pensaient ; leur attitude profonde à son égard était un tajrîd, une séparation qui apparaît peut-être à l'homo collectivus de nos jours comme un scandale, mais qui est un fait. Alors vouloir les expliquer par cela envers quoi ils se sont voulus étrangers (l'"allogène" des gnostiques), les déduire de ce à quoi ils ont précisément dit non, cette démarche nous apparaîtrait comme un stérile paradoxe. Ce serait céder à la confusion, commise trop fréquemment de nos jours, entre la philosophie et la sociologie de la philosophie."
Comme on peut décider d'être un écrivain japonais, ou bien au XX° siècle, appartenir à l'école des sculpteurs grecs pré-classiques, ou bien en 1186, décider que l'on est un Maître de l'ancienne Perse, ou bien au XXI° siècle se décider gnostique d'Iran et du XII° siècle, s'il vous plaît :
"On s'est efforcé ici de maintenir une compréhension du "temps existentiel", telle que, aux yeux du philosophe, l'expression courante "être de son temps" prend une signification dérisoire, parce qu'elle ne se réfère qu'au "temps chronologique", au temps objectif et uniforme qui est celui de tout le monde, et qu'il est impossible d'expliquer ainsi la position que le philosophe prend précisément à l'égard de ce temps-là. Un philosophe ne peut qu'être son propre temps, et c'est en cela seulement que consiste sa vraie "historicité". La métaphysique "existentielle" de Mollâ Sadrâ Shîrazî nous fait comprendre qu'il n'y a pas de tradition vivante, c'est-à-dire de transmission en acte, que par des actes de décision toujours renouvelées. Ainsi comprise la tradiction est tout le contraire d'un cortège funèbre ; elle exige une perpétuelle renaissance, et c'est cela la "gnose".
On a donc été porté ici par la conviction que le passé et la mort ne sont pas dans les choses, mais dans les âmes. Tout dépend de notre décision, lorsque, découvrant une affinité jusqu'alors insoupçonnée, nous décidons que ce qui l'éveille en nous n'est pas mort et n'est pas du passé, parce que tout au contraire nous pressentons que nous en sommes nous-mêmes l'avenir. C'est une position diamétralement inverse de celle qui consiste à se dire liée à un moment du temps historique extérieur que nous appelons le "nôtre", simplement parce que la chnonologie en a disposé ainsi. Ce renversement produit de lui-même une "réversion" radicale : ce qui avait été du passé, désormais va descendre de nous. Cela seul nous permet de comprendre et de valoriser la portée de l'oeuvre accomplie par un Sohrawardî, comme "résurrecteur" de la théosophie de l'ancienne Perse. A quoi bon alors ce mot d'"irréversible", prodigué de nos jours à tort et à travers ? C'est nous qui donnons la vie ou la mort, et, ce faisant, nous trouvons nos vrais contemporains ailleurs que dans la simultanéité occasionnelle de notre moment chronologique."
Notre attention fut retenue naguère par l'art de découper dans une matière le vide d'une silhouette, celle d'un vase, celle d'un personnage. Au fond de ce vide, empêchant la contemplation de s'égarer, une surface colorée qui manifeste la forme vidée de la matière, mais sans remplir le vide. Avancer la main dans ce vide ne serait nullement "toucher" la forme. Il y a là comme un équivalent de cette "épiphanie des incorporels" que l'art byzantin a excellé à suggérer, par de tout autres moyens. En fait se trouve suggérée une apparition dans la quarta dimension, la seule où peuvent apparaître les Invisibles. Un exemple de ces figures n'immanant pas à une matière, puisque celle-ci en a été évacuée, se trouve dans la salle de musique du palais de 'Alî Kapou à Ispahan. Une explication technique est que ces figures servaient de "caisse de résonnance". La légende dit mieux : elles conservaient les vibrations sonores, si bien que le souverain, venant seul se recueillir dans la salle, entendait une seconde fois le concert. Car peut-être la seule trace que laisse l'apparition des Invisibles, est-elle une incantation sonore perceptible par la seule oreille du coeur."
Henry Corbin.
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