jeudi, janvier 04, 2007

La Chute

L'exécution de Saddam Hussein n'est rien de plus que la mort ordinaire d'un dirigeant irakien, c'est-à-dire cet Etat dont les complots et les putschs sont à l'image de ce pays mal ficelé, mal ajusté, à légitimité fantoche, une république pétrolo-dattière. La fin de Saddam "le Cogneur" est restée ancrée dans la tradition des changements de régime en Irak, où pas un dirigeant n'est mort dans son lit. Si la fin de Saddam Hussein semble "barbare", notons qu'elle est encore douce si l'on compare à celle de Nuri Saïd, abattu alors qu'il fuyait et dont le corps fut dépecé par la fouce et les morceaux exposés au gibet, alors que toute la famille royale et le prince étaient abattus sans procès.

Une mise à mort légale, démocratique ? Plutôt un putsch de plus, ou une étape de la stratégie-salami de la conquête chiite sur l'Irak arabe, alors que les Kurdes résistent dans leur fief de l'Irak adjami en maintenant leurs "compatriotes" là où est leur place historique, tandis que le Kurdistan prospère sur sa terre dont les frontières géographiques et humaines sont assez bien fixées, dans cette région méridionale, depuis le haut Moyen-Âge. Saddam, leader sunnite arabe, a été mis à mort au nom de la vengeance des chiites arabes, au nom scandé de Moqtada as-Sadr et non sous le drapeau d'un nouvel Irak pro-droits de l'Homme, pluraliste et laïque. Il faut s'y faire, le processus démocratique à Bagdad ne fera que donner de plus en plus de poids aux chiites d'Irak et tant pis si le reste du monde arabe pleure plus ou moins sincèrement la fin d'un des plus grands bouchers de leur Histoire, un des hommes qui a le plus de sang arabe sur les mains (ne comptons même pas les sangs "musulmans" en général). Les chiites l'ont exécuté le jour de l'adha ? Et alors, semblent dire les "gens d'Ali" ? Combien des nôtres sont morts lors de toutes les adhâ célébrées sous Saddam, lors de tous les Ramadan, lors de toutes les grandes et petites fêtes de l'Umma ? Et combien de sunnites irakiens pleurent les morts chiites, quand elles surviennent à Nadjaf, Kerbelah ? (et si l'on veut remonter plus loin dans la logique du "nous n'avons pas le même sens des mêmes célébrations", combien de sunnites pleurent autant que les chiites la mort de Hussein ibn Ali ibn Abû Talib à Kerbelah ?... tout ça ne rajeunit personne, certes).

A cette exécution, les Kurdes semblent réagir mollement, presque avec indifférence. Le président irakien Jalal Talabani s'est, depuis le début de son mandat, lavé les mains de cette exécution, que prend sur lui le Premier Ministre chiite al-Malikî. Le président du Kurdistan, Massoud Barzanî, se réjouit de cette pendaison, tout en déplorant que le procès de l'Anfal n'ait pas été achevé. Mais le procès peut se poursuivre sans Saddam, après tout à Nuremberg Hitler était absent, et de toute façon ça ne changera rien à ce tribunal incompétent, aux audiences mal foutues, mal traduites, aux témoignages peu organisés, où il est peu probable que seront évoquées avec insistance les complicités de tous les Etats ayant soutenu Saddam Hussein dans son effort de guerre contre l'Iran, et par là même ayant soutenu l'Anfal et les crimes de guerre de l'Irak, à savoir : les Etats arabes, bon nombre d'Etats musulmans, l'Union soviétique, bon nombre d'Etats européens, les USA, presque tout le monde, quoi. Mais on ne parla pas longuement de Katyn non plus à Nuremberg...

Pour les Kurdes d'Irak au fond, la mort de Saddam Hussein est secondaire. Cette exécution a été décidée en respect de la nouvelle constitution irakienne qui donne 30 jours de délai maximum entre une peine de mort prononcée et son application. Le Gouvernement kurde a pour objectif plus dirimant l'application exacte et honnête de la constitution irakienne dans ce qu'elle a prévu pour l'avenir de Kirkuk, pour le partage des revenus pétroliers et autres ressources naturelles entre Région et Etat central. Là est le véritable bras de fer, qui se jouera plus ou moins souplement, plus ou moins doucement, entre Kurdes et chiites, selon la tendance qui l'emportera chez ces derniers. Les chiites veulent-ils se saisir de tout l'Irak arabe ? Si c'est le cas, la gestion de la zone sunnite et de Bagdad leur promet d'être occupés assez longtemps pour ne plus se soucier de Kirkouk, Khanaqin et Sindjar... Quant aux Kurdes, ils tourneront leur regard et leur vigilance politique sur les seuls partenaires/adversaires qui comptent au Kurdistan, à savoir la Turquie et l'Iran. Et c'est finalement la redistribution des cartes politiques et ethniques telle qu'elle se joua à partir du XI° siècle en Anatolie orientale et haute Mésopotamie : le conflit pour l'espace entre Turcs et Kurdes quand les deux peuples repoussaient peu à peu les Arméniens, les Grecs et les Syriaques à l'ouest, et puis au XVI° siècle quand les Kurdes durent à la fois maintenir à l'est et à l'ouest, les Ottomans et les Safavides, comme le voyait lucidement Khanî :

Vois ! De l'Arabie à la Géorgie, les Kurdes sont comme une citadelle.
De toutes parts, ils sont le bouclier de ces Persans et de ces Turcs,
Et les deux camps prennent les Kurdes pour cible
De leur flèche meurtrière.

Entre les chiites et les Kurdes il y aura surenchère de réclamation, d'exigence, marchandage de bazar, mais quel affrontement armé les Kurdes ont-ils à craindre des Arabes ? Le véritable enjeu se situe pour eux dans leur aire géographique et historique, qui est celui du monde turco-iranien. Ils pouvaient, avec indifférence, laisser le sort du dictateur criminel en pâture aux chiites. Ce qui s'est passé à Bagdad est bien plus un règlement de compte inter-arabes et inter-confessionnels : "Vous nous avez massacrés et maintenant voilà ce que nous faisons de votre "héros"", qu'une histoire de processus démocratique ou historico-judiciaire malmené...

Quant à la fin "digne" de Saddam Hussein (si l'on excepte le fait qu'au rebours de ses victimes lui n'a été ni torturé, ni violé, ni mutilé, qu'on a pas dépecé sa famille sous ses yeux et donc que ce n'est pas une loque pantelante et sanglante que l'on a traînée au gibet), elle rappelle tout simplement que tout dictateur n'est pas lâche, ou plutôt qu'il serait bien facile si les méchants étaient peureux une fois qu'on les attrapait. Et que l'humanité d'un condamné à mort trouble seulement si l'on refuse d'admettre que les grands criminels politiques sont absolument humains, et non des monstres commodes à stigmatiser et à écarter de notre parentèle.

Le film magistral d'Olivier Hirschbigel, dont les critiques idiotes s'indignaient justement de cet Hitler pitoyable et usé, enfermé dans son égocentrisme et incapable de se donner tort, ne cherchant qu'à se procurer jusqu'au bout une fin "digne de lui", une fin grandiose à l'échelle de ce qu'il s'estimait lui-même, fait bien là le portrait banal d'un dictateur, et ce film est à voir ou à revoir pour comprendre 1/ qu'un homme peut ne pas trembler devant sa mort surtout s'il est persuadé d'avoir raison, que c'est là l'esprit même du martyre même s'il est navrant d'admettre que le courage n'est pas l'apanage des "bons", que c'est une vertu aussi positive que négative, et que la certitude d'avoir raison contre le monde motive le plus sympathique des combattants de la liberté, comme le plus antipathique des bourreaux, et qu'à tous moments il faut se demander quelle frontière ténue l'on est en train de franchir dans sa propre bravoure ; 2/ que oui, Saddam va être pleuré par des gens qui dans la vie évoluent entre le niveau des braves gens ou des moyens salauds, monsieur tout le monde quoi, ou des partisans réellement fanatiques, sincères, persuadés comme Frau Goebbels qu'après le Rais et la chute du Baathisme, plus rien de beau et de bon ne pourra durer sur terre, et qui se suicident en conséquence. La vague de suicides que l'on voit parmi les nazis dans le film montre d'ailleurs de façon très fine comment la fragilité mentale peut prendre le masque d'un noble renoncement ; 3/que moins qu'un choc de "civilisations" (de toute façon les civilisations ne naissent et ne croissent jamais qu'en s'entrechoquant), il s'agit plus d'incompatiblités plus ou moins temporaires, plus ou moins permanentes, entre des cultures politiques antagonistes, celle des pays où la mort donnée est absolument proscrite (sauf dans les cas d'euthanasie, combat d'avant-garde où ce droit est alors paradoxalement réclamé), celle où la mort donnée est plus ou moins justifiée dans un cadre légal, celle où en l'absence réelle d'Etat, elle s'apparente plus à la vengeance personnelle qu'à une opération de salubrité publique visant à nettoyer le champ politique de ses pires criminels. Le problème n'est pas quand ces différentes cultures trouvent chacune à s'exercer à l'intérieur de leurs propres frontières, mais quand elles s'emmêlent mutuellement dans des phases intermédiaires. Ainsi l'Irak, pays militairement occupé et à qui l'on apporte la démocratie américaine en kit, oscille selon les événements et les domaines entre ces trois options.

Mais si Saddam Hussein avait été jugé de façon qui aurait satisfait aux règles internationales de La Haye : procès long, documenté, équitable, neutre, avec absence de peine de mort au bout mais emprisonnement à perpétuité dans une cellule satisfaisant aux critères de dignité humaine et d'absence de mauvais traitements tels qu'ils sont définis par l'Observatoire des prisons, avec télévision, radio, suivi médical, visites de la famille, et pourquoi pas call-girl fournie à la demande du détenu le jour de son anniversaire, est-ce que la morale en eût été sauve ? Imaginons ce qu'aurait pu ressentir un réfugié kurde campant sous son abri à Kirkouk, devant sa demeure investie par un colon arabe, une victime iranienne ou kurde des gaz moutarde, condamnée à vie à ne jamais s'éloigner de plus de 50 cm de son respirateur ? Un chiite torturé jusqu'à l'invalidité ou la folie ? Ou n'importe quel Irakien ou Iranien pleurant des morts parfois sans tombeau ? Imaginons-les dans un monde où Saddam Hussein vivrait tranquillement en prison, finirait en vieux monsieur à la barbe et aux cheveux de neige, d'allure digne, écrivant ses Mémoires, à la fois pour s'occuper et pour démontrer au monde entier à quel point l'Histoire lui donne raison, distillant sur la fin de sages et sereins conseils à ses successeurs, des appels très émouvants à l'unité de tous les Irakiens, ces Kurdes qu'il a tant aimés, ces chiites qui sont ses frères, et ils le savent bien au fond... Aurait-ce été plus moral, aurait-ce été plus juste ? La morale absolue eût été que jamais un Saddam Hussein ne gardât le pouvoir aussi longtemps, que dès ses premiers crimes, il eût été renversé et jugé comme un criminel ordinaire, mais si l'on dit couramment qu'un auteur de génocide devrait mourir et renaître autant de fois qu'il a tué de victimes, on peut dire aussi qu'entre vengance et peine absurde à force d'être trop douce, il n'y a pas de châtiment exemplaire pour qui s'est mis par ses actes, en dehors (et lui pensait au dessus) de l'humanité. De ce point de vue, la logique des chiites, sans doute croyants, qui l'expédient dans l'autre monde, se mesurer à Dieu et à l'enfer, tandis que lui-même meurt avec aux lèvres le nom de Muhamamd et d'Allah est une façon soulageante d'évacuer le problème : va voir au-delà si j'y suis, et Dieu ou le diable décideront pour nous.

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