Août 14 : La Grande Guerre des Kurdes. III. Le Rojava.
Sur le front du ‘Rojava’, le combat contre l’État islamique mené par les YPG s’est fait, dans la ville de Hassaké, en coopération avec l’armée syrienne, et pour la récente offensive sur Tell Hamis, avec l’Armée syrienne de Libération, une illustration du grand écart des alliances auquel doit se livrer le PYD sur le terrain. La ville de Hassaké est, pour le moment, divisée en bases militaires prises par EI, d’autres contrôlées par le régime syrien, et les quartiers kurdes tenus par le PYD.
En plus des milices djihadistes de l’EI, les YPG ont parfois, comme les Peshmergas du Kurdistan d’Irak, à lutter contre des tribus arabes sunnites (ou la population locale) tout en s’appuyant sur la collaboration d’autres Arabes, notamment en incorporant à leurs forces des milices sunnites, qui rejoignent, avec les milices chrétiennes et yézidies les forces non-kurdes assistant les YPG ou les Asayish.
Les « cantons » tenus par le PYD sont des poches gênantes sur l’étendue des territoires du nouvel État islamique, surtout ceux de Kobanî et de Cizirê, d’autant que les puits de pétrole du nord de Hassaké sont aux mains des Kurdes. C’est une guerre de positions assez statique, qui se traduit par la prise ou la perte de villages, et les tentatives, de part et d’autre, de rallier les villages arabes qui coupent le peuplement kurde de ce « Kurdistan de l’ouest » qui n’a jamais existé comme portion continue.
Tell Hamis, au nord-est de Hassaké, est une place-forte de l’État islamique, que les YPG tentent de prendre depuis le début de l’année, l’EI tentant d’isoler Qamishlo et de rompre des communications entre les deux villes, ainsi qu’entre Hassaké et Kobanî, avec, en plus des attaques armées, des enlèvements, des attentats suicides et des routes piégées.
Tell Hamis a été le lieu d’une défaite sévère des YPG en janvier dernier. Le 13 septembre, l’ASL et les YPG ont lancé une attaque conjointe, ce qui, au passage, annonce le retour de l'ASL dans une région où ils avaient été totalement absents avec la montée de l’EI. Une polémique sur une trentaine de victimes civiles a éclaté entre des media arabes et les PYD, sur la cause de ces victimes, le PYD accusant les islamistes de se servir de la population comme boucliers humains.
La montée en puissance d’EI à Raqqa et Hassaké a donc mené les YPG et l’ASL à une trêve de plus et une alliance contre l’ennemi commun, pour ne pas non plus laisser tomber des places d'Alep aux mains des armées du calife. Un accord a été conclu le 22 août (source ANHA) à l’issue d’une réunion entre Abdo Ibrahim, le président du Conseil de défense du « canton d’Afrin » et des commandants YPG, et le général de l’Armée syrienne libre d’Alep, Abdul Jabbar Agidi et d’autres commandants de l’ASL. L’accord porte sur une défense commune d’Alep et de ses environs. Abdo Ibrahim, dans son communiqué à ANHA, a indiqué que la contre-partie demandée par le PYD pour cette défense commune était que l’ASL devait accepter la « particularité des régions kurdes » et du « Rojava ». Cet accord sera étendu à la région « Euphrate » en septembre, entre les YPG, l’ASL et d’autres forces de « l’opposition » qui aboutit à un commandement de forces conjointes, unies contre EI.
L’offensive sur Sinjar, qui se trouve sur le chemin entre Raqqa et Mossoul, mais est aussi la directe voisine de Hassaké, a immédiatement incité les YPG à franchir la frontière à Yaroubia pour défendre Rabia (comme en juin) tandis qu’une déclaration officielle des YPG annonçait une coopération « au plus haut niveau » avec les peshmergas dont 700 s’étaient retirés du côté syrien après la chute de Shingal, certains pour être soignés à l’hôpital de Dêrik (Malikiyah). Les YPG ont aussi ouvert des routes pour permettre aux Yézidis coincés dans la montagne de passer du côté est et 20 000 seraient passés en Syrie. Les media pro-PKK parlent même de 100 000 réfugiés, et ont annoncé la création d’un nouveau camp de réfugiés, Rubarî, à Afrin pour accueillir 30 000 yézidis (en plus de celui de Hassaké) qui vient s’ajouter au camp Newroz dans ce même canton.
En tout cas, des forces militaires yézidies, sur le modèle des Sutoro (les combattants chrétiens du PYD) ont commencé d’être entraînées par les YPG pour la reconquête de Shingal. Les combattants seraient quelques centaines, selon Reuters, majoritairement issus du côté irakien mais il peut aussi y avoir des yézidis syriens. En tout cas, il est fort possible que Shingal, dans sa partie orientale, fasse désormais partie du « front du Rojava », même si le PYD nie toute vélléité d’en faire un 4ème « canton ».
Les YPG ont aussi affirmé avoir combattu à Zummar et Kaské, dans la province de Ninive, ces deux localités ayant été les premières à avoir subi l’assaut d’EI, avant la prise du barrage de Mossoul.
Mais le 19 août, la localité de Djazaa, près de Yaroubia est attaquée et peut-être prise par EI, selon le Monitor, qui tente ainsi de couper l’accès des YPG à Shingal et traverser la frontière librement en contrôlant Yaroubia. Mais les combats autour de Djazaa continuent tout le mois d’août et les YPG ne font pas état de la prise de la localité, parlant de combats acharnés, de lourdes pertes du côté d’EI, jusqu’à la fin août, où ils annoncent avoir repoussé tous les combattants EI de Djazaa, mais les opérations militaires se poursuivent encore.
À Kobanî (‘Ayn al Arab) ce fut une succession de collines et de villages pris et repris. Les YPG annoncèrent régulièrement, tout l’été, de « lourdes pertes » dans les rangs d’EI (en général 100 tués EI pour une dizaine d’YPG, dont certains sont de Turquie). Mais EI a attaqué des villages à l’est autour du 19 août, avec des armes lourdes et des tirs mortiers.
Ces derniers jours, c'est Kobanî qui essuie la plus rude attaque de l"EI, peut-être en riposte à l’attaque de Tell Hamis, ou tout simplement parce que, comme Shingal pour le PDK, Kobanî est le bastion PYD le plus isolé, encerclé sur trois côtés par l’EI, et adossé à la frontière qui semble des plus perméables pour les combattants islamistes (à vrai dire aussi pour les combattants kurdes de Turquie).
L’avancée de l’État islamique et la prise de peut-être 21 ou 16 villages (prise d'abord niée par Salih Muslim) voire de 60 (AFP) a déclenché, comme au Kurdistan d’Irak, une vague de réfugiés se heurtant hier à une frontière turque close, ouverte depuis ce matin. Même si les YPH étaient loin d’être sous-armés par le régime syrien, les armes américaines de l’EI (chars, missile, artillerie) et la vague de combattants qui a reflué d’Irak devant les frappes aériennes mettent la résistance des YPG à dure épreuve et peu à peu, les Kurdes reculent devant une puissance de feu supérieure, et sont peut-être à court de munitions.
Jusqu’ici, les appels du PKK se sont bornés aux Kurdes de Turquie, appelant à une mobilisation générale, comme en juillet dernier. Les media pro-PKK et leurs supporters réclament aussi des frappes aériennes, comme en Irak, voire un armement plus performant fourni aux YPG. Mais là-dessus, on voit mal les USA ou l’UE armer un groupe affilié au PKK, et surtout allié sur le terrain au régime syrien, ce qui en fait aussi un allié iranien. Le président Massoud Barzani vient juste d'appeler à une réaction internationale pour protéger Kobanî, pensant plus vraisemblablement à des frappes aériennes qu’à un armement des YPG ou une intervention au sol. Il n'a pas fait mention précisément d'envoi de troupes kurdes vers la Syrie, parlant simplement de la nécessité de toutes les parties du Kurdistan à s'unir contre EI. Si les peshmergas devaient franchir la frontière, il faudrait l’assentiment du PYD (ce qu'il refuse depuis 2011) et celui de la Syrie, au moins en principe, en plus de se frayer un chemin au travers des positions tenues par le Baath ou l’Armée syrienne de libération qui, elle, est en train d'intervenir, ce qui confirme l'alliance sur le terrain des anciens ennemis.
Les relations entre le PYD (et donc le PKK) et le GRK vont-elles évoluer ainsi, à la faveur des attaques de l’EI ?
Si la visite de Massoud Barzani aux commandants du PKK défendant Makhmur a marqué un début de réchauffement, la défiance respective entre le PDK et le PKK ne s’est pas atténuée et, concernant l’action des YPG à Shingal, leur présence dans la montagne, elles ont été à l’origine de réactions et de campagnes médiatiques aussi acrimonieuses de part et d’autre. Tout d’abord, la peu glorieuse fuite de responsables PDK à Shingal fut une aubaine politique pour les pro-PYD, qui ne se privèrent pas d’opposer la glorieuse résistance des « cantons » devant EI depuis des mois et la valeur militaire des YPG, frugaux révolutionnaires devant les Peshmergas, peu entraînés et amollis par la prospérité ou l’esprit de consommation du GRK, leurs villas et leur Monica (Land Cruiser). On aurait cru entendre Ibn Khaldoun sur la décadence des États prospères… Du côté des pro-PDK, on se méfie des menées du PYD à Shingal, accusé de vouloir y proclamer un 4ème canton, qui serait dirigé par les nouvelles forces yézidies qu’il entraîne pour défendre la région. Une visée qui pourrait avoir l’assentiment des Yézidis rendus amers par la défection d’Erbil à leur égard, défection que le PKK ne s’est pas privé de démontrer avec insistance auprès des rescapés. Le journal Basnews a même parlé d’ « entrave » opposée aux Peshmergas et aux frappes US par les YPG pour libérer totalement Shingal.
Après tout, Shingal est plus frontalier du canton de Cizirî que d’Erbil, dont il est séparé par Mossoul. Mais s’il est possible qu’une base PKK s’installe à Shingal comme à Qandil, il est plus douteux que cela soit officiellement entériné comme un canton PYD. Par ailleurs comme la nouvelle a été confirmée par Osman Öcalan, on peut être à peu près sûre qu’elle est fausse. Il n’est pas non plus avéré qu’une fois le danger d’EI passé, les yézidis de Shingal soient tous enclins à vivre dans un PKKistan (pour autant que les cantons du PYD soient politiquement viables à long terme). Par ailleurs, la situation sérieusement compromise de Kobanî peut provoquer un repli de ce qu’il reste d’YPG à Shingal pour accourir au secours du canton.
En ce qui concerne le « soutien » du PKK au GRK il est à relativiser et à décrypter au regard de la politique iranienne. L’Iran (et les chiites en général) étant lui-même une des cibles majeures de l’EI, il n’avait aucun intérêt à ce que le Kurdistan d’Irak tombe, amenant les djihadistes sur sa frontière et fragilisant encore plus l’Irak. Aussi les interventions armées du PKK, à Makhmur et en quelques points de Ninive, ne contrariaient pas sa politique (par contre, la participation de peshmergas du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran, surgis des camps de Koya a immédiatement été tuée dans l’œuf par les protestations de Téhéran ; si ces peshmergas ont continué à se battre, ce ne fut pas sous leur bannière politique).
Mais cela n’a pas fait changer d’avis les Iraniens sur les volontés d’indépendance d’Erbil et sa position de plus en plus affermie dans le camp occidental.
Il faut se souvenir qu’en juillet dernier, Cemil Bayik avait accusé ouvertement le GRK d’avoir été complice d’EI dans la prise de Mossoul, et avait qualifié l’annonce du référendum sur l’indépendance de complot américano-sioniste, propos entièrement décalqués sur ceux du ministère des Affaires étrangères iranien. Le même Cemil Bayik, qui représente l’aile « iranienne » du PKK, a récidivé début septembre, répondant au Frankfurter Allgemeine Zeitung. Critiquant l’aide occidentale apportée à une seule partie du Kurdistan, il accuse Erbil d’avoir sciemment laissé tomber les yézidis, dans le but de les faire massacrer par EI et ainsi forcer l’Occident à intervenir (à dire vrai, pour forcer l’Occident à intervenir, le plan de laisser massacrer Qaraqosh, ville chrétienne, eût été 500% plus sûr). Cemil Bayik accuse de même les peshmergas de s’être retirés sans combat de Kirkouk et Makhmour (ce qui n’est pas très aimable pour ses alliés de l’UPK ou Gorran).
Et de conclure que la seule façon de vaincre l'EI est d’armer les YPG et non les peshmergas, sans quoi ces armes se retrouveront aux mains de l’EI (suivant le scénario de l’armée irakienne à Mossoul en juin dernier).
Ces propos ont suscité un certain tollé parmi les Kurdes (hormis les pro-Cemil Bayik) et Murat Karayilan, qui occupait auparavant la direction du KCK, et fut ensuite évincé par Cemil Bayik, peu de temps après l’annonce du « processus de paix » lancé par Öcalan, en mars 2013, les a critiqués en sommant Bayik de « s’excuser auprès des Peshmergas et du peuple de la Région du Kurdistan (GRK) ». Ce qui a fait s’interroger la presse sur des dissensions (rien de nouveau, d'ailleurs) à l’intérieur du commandement intérimaire du PKK, Cemil Bayik représentant l’aile dure anti-GRK et Karayilan pouvant pencher pour une ligne modérée, encline à se réconcilier avec Erbil et, peut-être, adoucir la position intransigeante dictée au PYD concernant leur hégémonie au Rojava, et les persécutions politiques dont se plaignent les partis kurdes syriens du CNK. Il y a aussi, tout bonnement, une ligne s’attachant à rester dans le camp iranien et une autre qui colle davantage, après tout, à la ligne d’Imrali, même si le choix d’une réconciliation avec la Turquie est maintenant compliqué par la position ambiguë de cette dernière envers l’État islamique, auquel elle a l’air de s'opposer autant que le PYD s’oppose au Baath…
Les frappes d’une coalition internationale menée par les USA, contre les bases de l'EI en Syrie, s’annoncent proches. Si cela soulagera les YPG en desserrant l’étau, cela ne contribuera sans doute pas à les rapprocher de l’ASL (une fois le danger commun écarté, les alliances de circonstances peuvent tomber) ni les éloigner du régime syrien, dont ils dépendent trop à Qamishlo et Hassaké. Or l’appartenance au Conseil national syrien est une condition sine qua non pour faire partie des représentants reconnus comme légitime par l’Occident des Syriens de l’opposition (ce qui fait que des membres du Conseil national kurde, même méfiants en grande partie envers les Syriens arabes, y sont représentés).
D’un autre côté, la valeur militaire des YPG et le fait que ce soit, à l’est de la Syrie, le seul groupe armé capable de repousser EI, peut être pris en considération, nonobstant l’hostilité de la Turquie, de plus en plus déconsidérée dans sa politique syrienne et au Kurdistan d'Irak. Mais tant que la politique du PYD est de refuser tout partage du pouvoir au « Kurdistan de Syrie » et surtout de rester allié au Baath, son « dossier » restera probablement dans le rouge d’une coalition occidentale. D'un autre côté, si Kobanî tombe, la Coalition internationale risque d'être dans un embarras qui peut se traduire par : quel est le pire ennemi à laisser vivre ?
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