Quelles écritures pour quelles lectures ?
"Nous avons vu à quel point une étude ethnopoétique du théâtre modifie en profondeur les rapports à partir desquels on le conçoit généralement par la place qu'elle accorde à l'oralité. Mais que faire avec les autres textes anciens, grecs et latins, qui ne sont pas des transcriptions de performances orales ? Faut-il les assimiler à de la littérature moderne et les abandonner à la critique littéraire ?
Faire une étude ethnopoétique d'énoncés écrits destinés à une oralisation dans le cadre d'un rituel social – le théâtre, l'éloquence ou la poésie de banquet – est relativement facile. C'est moins évident quand il s'agit d'énoncés écrits qui ne sont pas en rapport pragmatique avec une organisation – lecture ou récitation – ritualisée. L'écriture "littéraire" échapperait-elle à l'analyse ethnologique en tant que pratique culturelle ? La littérature serait-elle trop moderne, même quand il s'agit de Rome et de la Grèce, pour concerner l'anthropologie ?
On retrouve ici le grand partage que dénonce Michel de Certeau entre l'écrit et l'oral, la modernité et la tradition, l'histoire et le mythe. La difficulté est toujours d'articuler des écrits qui sont appelés, à tort, littérature avec l'anthropologie et l'ethnomusicologie.
Déconstruisons d'abord le grand partage. L'histoire de l'écriture, encore un grand récit mystifiant, pose qu'à l'origine était l'oralité. Les civilisations commenceraient toutes par une forme de mémoire orale avant d'accéder à ce progrès qu'est l'écriture – sous entendue alphabétique. Première idée reçue. La tradition orale déformerait le passé, l'écriture le conserverait fidèlement. Autre idée reçue : l'écriture est une pure technique qui, une fois acquise, s'imposerait avec évidence et remplacerait automatiquement la tradition orale. Là où l'écriture est absente, c'est qu'elle n'aurait pas encore été inventée ni importée. Comme si l'écriture et l'oralité étaient les deux faces d'une même pratique de mémoire : conserver tels quels les mots, les phrases, les vers. Or, si c'est bien le but d'une certaine forme d'écriture qui enregistre un énoncé et le transmet verbatim, la transmission orale actualise ce qu'elle transmet ; jamais tout à`fait semblable, elle se déploie en toutes sortes de variations."[ Exemple de ces variations qui se déploient, que tout un chacun connaît (c'est moi qui ajoute) :
"La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger : « Mais voyons, c’est samedi ! » Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à qui ce « samedi » n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions : « Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus long la première fois quand vous l’avez raconté."
Du Côté de chez Swann, Marcel Proust. ]
"C'est pourquoi cette formule rebattue d'Amadou Hampâté Bâ – "En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle" – est insupportable. Elle plaque le modèle occidental de la bibliothèque sur une mémoire africaine dramatisée. Ce sage vieillard n'avait donc rien transmis à ses enfants, ses élèves, ses disciples ? Et à quoi servent les bibliothèques pour les savoirs qui ne peuvent être transmis que par l'initiation comme les Véda ?
D'autres, comme Jacky Goody, affirment que, sans le support de l'écriture – ce que Goody appelle la raison graphique –, il est impossible d'accéder à une pensée abstraite. Affirmation symptomatique de l'arrogance occidentale dont il a été démontré qu'elle était sans fondement.
Bien des idées sont à revoir. Aucune culture n'est totalement orale ni totalement écrite. Et l'usage d'une écriture ne s'inscrit pas dans le grand récit de l'évolution technique et intellectuelle de l'humanité. Il faut pour chaque culture, chaque époque, définir l'usage et la nature de l'une et l'autre pratiques, et établir la relation entre elles, en Grèce et à Rome, comme partout. À l'histoire de l'écriture, il faut substituer l'anthropologie des écritures et des lectures.
Chaque écriture trouve sa raison d'être dans une pratique de lecture. Ainsi l'écriture française contemporaine est-elle faussement alphabétique ; elle ne sert pas uniquement à oraliser un écrit par la lecture, sinon elle serait phonétique ; son orthographe compliquée tient à ce qu'elle est aussi une grammaire et une histoire. L'orthographe fait voir des paradigmes qui ne s'entendent pas, comme le pluriel en s, ou la conjugaison des verbes (il mange/ils mangent). L'étymologie, vraie ou fausse, fait ajouter des lettres inaudibles comme dans "algorithme".
On ne lit pas aujourd'hui comme on lisait dans l'Antiquité, on n'écrit pas non plus pour les mêmes raisons.
Le statut de l'écriture chez Homère est un cas d'école. Certains raisonnent de cette façon : si le texte homérique mentionne l'existence de l'écriture, rien ne s'oppose à l'hypothèse que l'Iliade et l'Odyssée aient été des poèmes écrits. Raisonner ainsi suppose que l'écriture soit une technique autonome et non une pratique culturelle. Pour éviter ce genre de conclusion hâtive, il faut regarder à quoi sert l'écriture chez Homère, si elle est une façon de mémoriser le chant de l'aède. Une écriture peut être présente sans qu'elle soit automatiquement utilisée pour consigner ou produire ce que nous appelons aujourd'hui des œuvres littéraires.Florence Dupont : L'Antiquité, territoire des écarts, 7. "Quelles écritures pour quelles lectures ?"
Très heureuse de lire ça, car cela m'a toujours bassinée d'entendre le lieu commun d'une 'culture kurde, restée très longtemps orale' (alors que les premiers écrits kurdes connus remontent au XVIe siècle, à peu près à l'époque où l'on commence d'écrire en turc, sous prétexte que la majorité des Kurdes étaient illettrés. Or, quand on lit Mehmûd Beyazîdî, ce n'est pas cette impression qui ressort, même pour les fillettes : "Les filles aussi étudient et le mollah leur donne aussi des leçons").
Quand bien même 80% des Kurdes du temps d'Ehemdê Xanî auraient été illettrés, est-ce que l'on applique le même qualificatif 'essentiellement orale' à la culture française sous les Bourbons, au vu de l'écrasante majorité de la classe paysanne, ni plus ni moins lettrée que les Kurdes à la même époque ?
La question du partage discutable entre oralité-écriture se pose pour toutes les cultures du monde, qui ne sont "ni totalement écrites, ni totalement orales". Les poésies et récits des dengbêj sont-ils si différents dans leur forme et leur destination des poésies et récits de Melayê Cizirî, Ehemedê Xanî ou Feqî Teyran ? Leurs œuvres étaient-elles vouées à une lecture seulement muette ou aussi récitées ? N'étaient-elles que lues ou bien aussi mémorisées ?
Florence Dupont mentionne ensuite la pratique du messager porteur d'une missive muette :
Qu'en est-il chez Homère ? On y trouve, dans un seul passage, un usage bien particulier de l'écriture sur des tablettes. Il y est raconté comment Proétos envoie Bellérophon chez le roi de Lycie pour que celui-ci le tue à son arrivée. Dans ce but, il lui donne des tablettes repliées, c'est-à-dire fermées par une ficelle scellée à la cire, sur lesquelles il a écrit l'ordre de le tuer, et qu'il doit remettre à son hôte. Ce message est appelé sêma, c'est-à-dire "objet signifiant". Le principe du message, ignoré du messager, se retrouve chez Hérodote : le message d'Hastée à Aristagoras a, tatoué sur la tête et caché sous les cheveux qui ont repoussé un message secret qui enjoint au gouverneur de Milet de se révolter contre le Grand Roi. Le texte grec utilise là aussi la notion de message : "les tatouages lui signifiaient (esêmaine)…" Il faut remarquer que ce sont les mots inscrits qui parlent et non le messager. L'écriture est dans ces ceux cas une façon d'autonomiser la parole, de la réduire à un message.
L'écriture chez Homère est donc une ruse et non pas une pratique courante pour communiquer à distance, car à quoi bon écrire un message que le messager peut transmettre oralement ? L'écriture n'intervient que là où la communication habituelle orale n'est pas possible. Les tablettes de Bellérophon et l'inscription sur le crâne de l'esclave ont la même fonction : se substituer à un messager exceptionnellement muet pour dire ce qu'il ne peut pas ou ne doit pas dire. "
Or cette "ruse de l'écriture' fut aussi utilisée par les Kurdes, mais de façon totalement inverse, la teneur véritable et secrète du message étant orale, et l'écriture, vue comme dangereuse, car susceptible d'être lue par d'autres que son destinataire, n'était là que pour attester de la fiabilité du messager et de l'identité de l'auteur du message, comme le relate Mehmûd Beyazîdî (Adat u rasumatnameye Akradiye, Saint-Petersbourg, 1860) :
"Supposons qu’il arrive une affaire qui oblige un Kurde à écrire. Il ne dira jamais explicitement de quoi il s’agit dans un papier, de peur que cela ne tombe dans une main étrangère et que cette affaire soit ensuite connue, et que ce papier, dans la main de cette personne, serve de preuve. Aussi, dans ce papier, ils écrivent des salutations et des prières et mentionnent que le porteur de ce papier est sûr, qu’on peut lui faire confiance et s’en remettre à lui. Et la réponse écrite dans la prudence et le secret, on va la dire oralement au messager. Et ce messager repart et fait son rapport à l’autre homme. Il est impossible que chez les Kurdes une affaire dangereuse soit mentionnée ou exposée sur le papier, ils sont méfiants. Et le papier, sans un sceau, chez les Kurdes, n’a aucune valeur. Il doit y avoir un sceau, absolument."
Pourtant, un peu auparavant, il faut noter cette contradiction apparente chez l'auteur quand il dit :
"Les billets ou les documents écrits sont rares entre les Kurdes. Mais ils prennent des témoins. Ils ne se fient pas à l’écriture ou aux sceaux mais les témoins sont nécessaires."Or dans le cas du "porteur de message, c'est bel et bien le support écrit qui sert de sceau de confiance pour étayer les propos du messager.
Il faut imaginer qu'il ne s'agissait pas des mêmes types de documents ni surtout des mêmes circonstances : lorsqu'il y a accords ou contrats publiques, qui ont vocation à être connus de tous et le plus vite possible (ventes, mariages, dédommagements) la mémoire des témoins est préférée : elle est immédiate, multipliée par le nombre de témoins, et sera transmise ensuite oralement à tous les descendants, alors qu'un document écrit se falsifie, s'égaye, se détruit, se déchire.
Lorsqu'il y a un document à délivrer à distance, ou qui doit rester secret, le sceau, comme le tatouage de Bellérophon, intervient "là où la communication habituelle orale n'est pas possible", c'est-à-dire hors assemblée publique. Il y a ainsi retournement de l'attestation et de l'attesté. Dans le premier cas, ce sont les témoins-narrateurs qui cautionnent le document (même s'il n'est pas écrit, un accord est toujours 'rédigé' dans des clauses plus ou moins strictes), dans le second cas, c'est le document écrit qui sert de sceau au narrateur et à son message.
Cette "ruse de l'écriture' utilisée par les Kurdes, mais de façon totalement opposée, avait un résultat en vue qui était strictement le même : la délivrance d'un message secret, en toute sûreté. Là aussi, le recours à l'écriture et/ou à l'oralité ne devait donc pas être tranché ni immuable, et se modelait, selon les circonstances ou d'un point de vue pratique.
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