mercredi, juillet 24, 2013

"personne ne voudra de toi, pas même un Kurde !"

Il y a des années, dans Études kurdes nº 7, j'avais commenté un article datant de 1950, de Saul Adler, "Une expérience sociologique", où étaient citées, pour illustrer le caractère des plus hétéroclites de la nouvelle société israélienne (encore toute en formation) les deux figures de juifs qui paraissaient les plus opposées : l'Ashkénaze (occidental et moderne) et le Kurde (oriental et traditionnel) :




 L’arrivée dans le nouvel Etat d’Israël d’immigrants juifs, venus de tous horizons culturels et de toutes classes sociales, fut une des particularités et un des défis de la société israélienne naissante. Cet article brosse ainsi un portrait savoureux de deux « types de juifs » radicalement différents, le juif ashkenaze et un de ces juifs d’Orient, sociologiquement et culturellement très proches de leurs anciens com- patriotes musulmans. Pour Saul Adler, le statut de la femme à l’intérieur d’un groupe est le plus révélateur. Mais cette fois-ci, alors qu’il est assez commun d’opposer le juif « arabe » à l’émigrant de culture occidentale, c’est le juif kurde que le rédacteur prend en exemple, en opposant de façon amusante son mode de vie et de pensée traditionnel et même conservateur, à l’ashkenaze, forcément intellectuel, libéral et féministe.
« UNE EXPÉRIENCE SOCIOLOGIQUE », 

Saul Adler, paru dans Sion, n°3, avril 1950, pp. 19-20. 
Comparons cet état de choses (...) à la situation à Jérusalem avant la Deuxième Guerre mondiale. Prenons un exemple extrême. Deux hommes, dont l’un est juif kurde et l’autre juif aschkenazi, c’est-à-dire de l’Europe centrale, travaillent sur un même chantier. Tous deux sont membres de la Histadruth et reçoivent le même salaire. Ils ont dans la vie le même but : vivre en Israël, fonder une famille, participer à l’édification du pays ; ils parlent la même langue, l’hébreu, bien qu’avec des inflexions différentes. A part ces points communs, ils sont entièrement différents du point de vue social. Considérons, par exemple, leur attitude envers les femmes de leur famille, qui est, à mon avis, le plus utile des critères en matière de classification sociologique en Moyen-Orient. Pour le juif aschkenazi l’idée que sa femme est son égale est indiscutable ; pour le juif kurde cette idée est non seulement révolutionnaire mais révoltante, et l’actuelle génération des Juifs kurdes à Jérusalem ne l’admet pas. Le juif aschkenazi se réjouit de la naissance d’une fille, le Kurde exprime ouvertement sa déception et fait des reproches à sa femme de n’avoir pas réussi à mettre au monde un fils. L’ouvrier aschkenazi envoie sa fille à l’école primaire et même au lycée ; le Kurde n’autorise jamais sa fille à recevoir l’instruction secondaire, et souvent l’empêche de faire ses études élémentaires. Je connais personne- lement des cas de pères de famille kurdes qui ont interdit à leurs filles d’apprendre à lire et à écrire. (Il sera intéressant de voir comment la communauté kurde accueillera la nouvelle loi qui rend l’instruction obligatoire pour les deux sexes). A la différence de son camarade kurde, le juif aschkenazi lit un journal quotidien, achète des livres, assiste à des conférences, et de façon générale s’adonne à quelque activité dite tarbut (culturelle). De souligner ces différences n’implique nul jugement moral, car notre aschkenazi et notre kurde peuvent tous deux être des hommes fort estimables. Il s’agit simplement de faire ressortir que des groupes dont les usages et les conceptions sociales diffèrent profondément, vivent et travaillent ensemble.  




Un peu comme au Liban, les Kurdes sont considérés comme étant plutôt au bas de l'échelle sociale. Dans le très beau roman de David Grossman, Le Livre de la grammaire intérieure, on voit que la perspective d'avoir un gendre kurde enchante toujours aussi peu une mère ashkénaze dont la fille, au comble de sa fureur, ne voit que cette peu réjouissante perspective, hormis l'armée, pour se venger de la rouste maternelle ; mais la mère, peu impressionnée, de répliquer du tac au tac : "personne ne voudra de toi, pas même un Kurde!'…

… sa mère, un éclair oblique dans ses yeux, sa bouche se contracte, le chiffon qu'elle tient à la main s'agite au-dessus de lui, s'abat sur Yochi, sur son dos brûlant, qu'est-ce qu'il vous arrive, vous êtes tombés sur la tête ou quoi, comme si je n'ai pas assez d'un umglikh, d'un malheur, il ne me manque plus que vous vous chamailliez comme des gamins de cinq ans, Yochi se protège le visage des deux mains, hurlant et crachant comme une chatte, je vais devancer l'appel, tu vas voir ; certainement pas, ma belle, tu as un sursis, ne l'oublie pas ; je vais m'engager, je dirai que je suis orpheline et je ne remettrai plus les pieds dans cette maison ; personne ne te le demande, sale bête,va vivre aux crochets de ton armée ; Yochi s'empresse de poser sa main sur son oreille droite, et maman s'arrête dans un grincement de dents désespéré, étranglé, on verra combien de temps ils te garderont là-bas quand ils verront ce que tu manges ; mais c'est à l'oreille gauche qu'elle a ses sifflements, s'avise brusquement Aharon ; je vais épouser un Kurde, tu vas voir qui je vais te ramener à la maison ; personne ne voudra de toi, pas même un Kurde, je n'ai pas encore vu que ça se bousculait tellement au portillon…"


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