PYD : "Les sbires de la Turquie au Kurdistan de Syrie sont responsables des troubles ici"
Faut-il se réjouir de la relative indulgence que Bachar Al-Assad réserve soudainement aux Kurdes ? Pas vraiment, si l'on estime que les jours de ce régime sont comptés, ce qui risque de faire apparaître les Kurdes comme des soutiens du régime et les représailles risquent d'être saignantes, sans distinction de pro ou anti-PYD.
D'ailleurs, même si le Baath se maintenait au pouvoir il n'est pas dit que Bachar ne soit pas remplacé par une faction plus énergique qui ne jouerait pas forcément la carte kurde, ce qui ramènerait au point de départ.
Enfin, même si, par miracle, Bachar Al-Assad réussissait à rester au pouvoir – pour combien de temps ? – le projet "d'autonomie démocratique" très flou des Kurdes du PYD dépendrait uniquement des relations entre la Turquie et la Syrie ; l'expulsion d'Öcalan en 1998 devrait pourtant être dans les annales du PKK… Les partisans de la retenue peuvent objecter, eux, qu'il s'agit, dans les deux cas, de remettre l'avenir des Kurdes de Syrie dans les mains de décisionnaires arabes, une fois de plus.
Ayant subi de dures attaques sur son front iranien (avec le PJAK) et en situation peut-être pas si assurée que cela au Kurdistan d'Irak (les Kurdes d'Irak ne souhaitent qu'une chose : le départ des bases de Qandil), le PKK a besoin du territoire syrien pour se replier, selon l'estimation d'analystes, tel Jordi Tejel, et jouerait donc à nouveau la carte 'du parti unique contre tous les autres', en tentant de détourner l'opposition kurde syrienne vers les fronts de Turquie et d'Irak, comme dans les années 1990. Reste à savoir si la 'rue kurde' et les mouvements de jeunesse qui ont choisi de rallier les Arabes vont, ou non, choisir la ligne du PYD ou celle du défunt Mashaal Tammo, le plus radical dans sa lutte contre le Baath et qui l'a payé de sa vie le mois dernier.
La principale critique (et la plus ancienne) des autres mouvements kurdes est la violence meurtrière que le PYD (Parti de l'Union démocratique, branche syrienne du PKK) tenterait d'exercer contre ses rivaux. Les Kurdes de Syrie, éparpillés en une multitude de petits partis toujours en scission, sont certes peu efficaces sur le plan des actions concertées, mais on ne peut leur reprocher de cultiver, du coup, une certaine culture démocratique… Il est ainsi assez fréquent de trouver un représentant de chaque parti dans une seule famille, ce qui est plutôt une rareté dans la politique kurde. Seuls le PKK avant 1998 et le PYD maintenant ont fait face et font face à des accusations d'intimidation et de menaces de mort, facilitées par les alliances que cette mouvance a nouées avec le Baath. Au Liban, des Kurdes parlent même de factions qui agiraient dans le même dessin en concertation avec le Dashnak (qui cultive aussi une grande tradition démocratique, comme chacun sait).
Répondant à ces multiples objections et accusations dans une interview donnée au site Kurdwatch, Salih Muslim Muhammad, dirigeant du PYD depuis 2010, nie les exactions reprochées et parle de "rumeurs" propagées, notamment par Kurdwatch, pour "discréditer le PYD et le Mouvement kurde de la liberté", affirmant même qu'il y avait des "forces" derrière ces accusations. Questionné sur ces "forces", Salih Muslim Muhammad pointe des propagandistes qui seraient inspirés en sous-main par la Turquie. Mais quand Kurdwatch évoque plus précisément des activistes kurdes qui ont été enlevés et torturés à Kobanî et Serê Kaniyê, et le fait que le PYD a été pointé du doigt pour cela, le leader parle d'actes mafieux, avec, toujours une responsabilité de forces étrangères derrière. En bref, les "activistes" enlevés et torturés étaient des vendeurs de drogue et des maquereaux que la société kurde a puni mais pas le PYD :
Salih Muslim Muhammad : "Il y a des problèmes dans la société kurde, comme il y a des problèmes dans toutes les sociétés. Il y a des incidents immoraux, comme l'usage de drogue. Il y a des gens qui vendent de la drogue. L'État et les forces extérieures sont derrière cela. Ils veulent diviser la société. Il y a des gens qui n'acceptent pas cela. Nous ne sommes pas de ces gens. Dans plusieurs villes kurdes, il y a des bordels. Ici aussi il y a des gens qui sont contre cela. Ce n'est pas le PYD, mais la société n'accepte pas cela. Il y a une tentative de politiser ces réactions. Mais la politique n'est pas derrière cela."
Kurdwatch : Le Mouvement kurde du futur en Syrie a accusé le PYD de menacer ses militants. Dans une interview donnée à la radio Voice of America, par exemple, Harvin Usi, une cadre du Mouvement du futur , accuse le dirigeant du PYD à Damas de menaces de mort à son encontre.
Salih Muslim Muhammad : Ce n'est pas vrai. Personne du PYD n'a menacé personne. Présentez-nous des faits. Nous sommes une organisation du peuple. Tout le monde peut venir et nous critiquer. Nous n'avons aucun problème avec ça.
KurdWatch : Après sa première tentative de meurtre, le porte-parole du Mouvement du futur, Meshaal Tammo, a indirectement accusé le PYD de cet acte. Plus d'un Kurde en Syrie est convaincu que le PYD est derrière son assassinat. Qu'en dites-vous ?
Salih Muslim Muhammad : Meshaal Tammo était un Kurde, une partie de l'opposition syrienne. En tant que Kurde, il était des nôtres. Nous ressentons son assassinat comme celui de nous tous. Même si nous avions des divergences politiques, nous faisions partie d'un front uni contre l'État syrien. Nous ne sommes en aucune façon derrière son assassinat. Les meurtriers veulent que d'autres soient blâmés pour leurs actes. Rien n'est pire que tuer quelqu'un et accuser sa famille.
Revenant sur le passé sombre du PKK en Syrie, du temps où il collaborait avec les services syriens et jouissait de l'impunité pour mater ses rivaux kurdes, le journal demande à Salih Muslim Muhammad si le PYD a l'intention de reprendre la collaboration PKK-Baath dans les mêmes termes :
KurdWatch: Dans les années 1980-1990, le PKK a tué beaucoup de ses détracteurs kurdes en Syrie, beaucoup d'autres ont été mutilés, et d'autres menacés et battus. Devons-nous craindre que le PYD plannifie des actes similaires dans le futur ?
Salih Muslim Muhammad: Si le PKK a puni ces gens, il avait ses raisons. Nous en savons beaucoup sur cette période. Soit les gens en question étaient des traitres soit ils ont nui au PKK. Le PKK avait des tribunaux qui établissaient les condamnations. Ou les gens étaient punis parce que c'était ce que le peuple voulait. Le PYD est une organisation politique. Si quelqu'un nous trahit, il sera puni. Mais nous n'usons pas du meurtre ni de la violence. Le PKK a des unités militaires qui ont leurs propres lois, comme c'est le cas de tous les militaires dans le monde. Ils n'agissent pas comme une organisation politique.
Sur le programme politique du PYD en Syrie, et les reproches qui lui sont fait de n'agir que dans l'intérêt du PKK et non de la Syrie (ou même des Kurdes syriens), le dirigeant du PYD met en avant les écoles en langue kurde récemment ouvertes, ainsi que les centres culturels, à l'inverse de ce qui se passe en Turquie, tout en niant être aux ordres du PKK : "Il y a une raison pour laquelle nous appliquons la philosophie et l'idéologie d'Apo : elle offre la meilleur solution aux problèmes kurdes dans le Kurdistan syrien. Mais nous ne prenons des ordres de nulle part."
Abordant la question des revendications d'"autonomie", qui, a priori, semblent être parallèles à la récente proclamation d'autonomie des Kurdes du BDP en Turquie (déclaration qui, elle, n'a pas dépassé le stade des déclarations du parlement alternatif de Diyarbakir), le PYD semble appliquer une ligne plutôt confuse et paradoxale, entre une "autonomie démocratique"qui ne serait pas une autonomie, le PYD rejetant même l'autonomie (on peut se demander pourquoi avoir appelé ça "autonomie démocratique"), dont la définition donnée plus bas n'est, de toute façon, ni très précise ni très concrète, entre une "société nouvelle" et un changement par le bas qui s'opposerait à tout pouvoir : une forme de Grand Bond en avant, ou de Révolution culturelle reloaded dont on peut espérer que cela ne fera pas proportionnellement autant de victimes au Kurdistan de Syrie qu'en Chine. Cela dit, ces histoires de "nouvelle société", de "nouvel homme kurde", etc., n'ont rien de nouveau au PKK, c'est la même idéologie ressassée par Öcalan et sa ligne depuis le début, avec des variantes plus ou moins patriotiques, plus ou moins marxistes, etc.
KurdWatch : "Comment le PYD envisage l'avenir des Kurdes en Syrie ?
Salih Muslim Muhammad : Nous avons proposé un projet : "autonomie démocratique". Par cela, nous ne voulons pas dire "autonomie", il faut que ce soit clair. Nous avons tout expliqué, décrit les mesures concrètes, et nous avons commencé d'appliquer ce projet. En tant que Mouvement kurde pour la liverté nous rejetons l'acception classique du pouvoir. Nous rejetons les modèles classiques comme le fédéralisme, le confédéralisme, l'auto-gouvernement et l'autonomie. Notre but est la formation d'une nouvelle société kurde, la formation d'une personne libre, avec une volonté libre et une pensée libre. Nous trouvons la solution dans l'autonomie démocratique. La question est de créer une société nouvelle, et non si le commissaire ou le maire d'un district ou le gouverneur est avec nous. La question est de renouveler la société par le bas. Cela concerne la culture, les institutions, la structure, l'organisation, les villes et les villages. Nous ne nous soucions pas d'autonomie. L'autonomie ne fera pas avancer les Kurdes.
KurdWatch : Et sur la demande d'une reconnaissance constitutionnelle des Kurdes comme la seconde ethnie en Syrie ?
Salih Muslim Muhammad : C'est aussi l'une de nos demandes. Nous avons imposé cette demande à l'Union nationale pour les forces du changement démocratique.
KurdWatch questionne ensuite sur les projets du PYD déjà mis en place, écoles et centre culturels, l'armature classique des associations de jeunes et de femmes pour les organisations civiles du PKK. Mais il faut se rappeler qu'au moment où le leader du PYD parle d'école de langue et de centres culturels dont il veut couvrir le Kurdistan de Syrie, il le fait dans un pays à feu et à sang partout ailleurs, où, même à Qamishlo, Hassaké, Amude, des manifestations de Kurdes ont lieu, autant pour protester contre l'assassinat de Meshaal Tammo, que par solidarité avec Homs, Deraa, etc. Ce côté "on inaugure des écoles" comme si une longue ère de paix s'ouvrait pour les Kurdes de Syrie et que rien, dans les prochains mois, ne pourra faire tout basculer, a quelque chose d'encore plus irréaliste que la république de Mahabad (au moins, certains pouvaient espérer que les Soviets ne se retireraient pas d'Iran comme ça).
KurdWatch: Dans certaines villes kurdes, le PYD a ouvert des centres culturels kurdes et des écoles de langue. Que visez-vous avec cela ?
Salih Muslim Muhammad: Ce sont des étapes concrètes de l'autonomie démocratique. Nous fondons des associations, tenons des conférences, ouvrons des écoles de langue, des centres pour les femmes, et des centres culturels. Nous voulons que les gens savent ce que nous voulons et qu'ils soutiennent nos projets. Les gens ne croient pas encore avoir besoin d'organisation comme des écoles de langue et des centres culturels. En Syrie nous avons actuellement la meilleure occasion pour ouvrir de tels centres et écoles, même si c'est surtout symbolique.
KurdWatch: Avez-vous reçu l'autorisation de l'État syrien pour ouvrir ces centres et écoles ?
Salih Muslim Muhammad: Nous n'avons besoin d'aucune autorisation de personne pour les choses que nous faisons pour le peuple. Il n'y a pas de base légale à ces projets.KurdWatch: Le PYD aurait pu démarrer plus tôt de tels projets sans autorisation. Pourquoi maintenant ? Qu'est-ce qui a changé ?
Salih Muslim Muhammad: Nous avons combattu, aussi. Beaucoup de nos membres ont été emprisonnés. Mais maintenant nous avons estimé que depuis le commencement des troubles, le régime n'avait plus la possibilité de nous attaquer. S'il nous attaque, nous verrons ce qui arrivera. Nous profitons des troubles. C'est une chance historique pour nous. Nous avons un droit et nous en usons. Nous ne tuons personne et nous ne combattons personne. Nous préparons notre peuple et nous-mêmes pour la période qui suivra la chute du régime.
KurdWatch: Il y a des informations sur des membres armés du PYD dans la région d'Afrin, Kobanî, et Dêrîk, qui seraient armés et équipés par l'État syrien avec des pouvoirs spéciaux. On parle de ces camps du PYD
Salih Muslim Muhammad: Ce n'est pas vrai. En Irak, dans les montagnes de Gare, nous avons une base. J'y étais moi-même. Nos membres y ont été entrainés et le sont toujours. Beaucoup sont retournés en Syrie. Mais nous n'avons pas de camp ici. Nous n'avons pas d'armes ici. S'il le fallait, nous pourrions avoir des armes. Nous pourrions protéger notre peuple. Nous avons des groupes partout, dans les villes et les villages. Nous apprenons à notre peuple comment se protéger. Il ne s'agit pas d'amener des gens de l'extérieur pour protéger notre peuple – notre peuple doit se protéger lui-même.KurdWatch: Ces dernières années, beaucoup de membres du PYD et de sympathisants ont été arrêtés, et condamnés à des années de prison. Vous-même avez fui en Irak par crainte d'être arrêté. Comme beaucoup de membres du PYD, vous êtes revenu en Syrie après que les troubles ont commencé. Vous bougez librement, organisez des manifestations, ouvrez des écoles de langue et des centres culturels, et l'État ne vous empêche en rien. Y a-t-il eu un accord entre le PYD et le régime syrien
Salih Muslim Muhammad: Quand je suis revenu en Syrie, j'étais accompagné par les cadres armés du parti. Je suis venu diriger mon parti dans la lutte actuelle. L'État sait que si des leaders du PYD sont arrêtés, il y aura de sérieuses protestations, partout. Ce n'est pas dans l'intérêt de l'État.
KurdWatch: Beaucoup de voix s'élèvent pour demander le renversement du président Bachar Al-Assad et son régime. Quelles sont vos revendications ?
Salih Muslim Muhammad: Nous demandons un changement fondamental du système oppressif. Certains brandissent ce slogan : Chute du régime. En revanche, nous exigeons le renversement du système oppressif autoritaire. Nos problèmes ne sont pas des problèmes de pouvoir. Les pouvoirs dirigeants à Damas vont et viennent. Pour nous les Kurdes, ce n'est pas si important. Ce qui est important pour les Kurdes est d'affirmer notre existence. Le régime actuel ne nous accepte pas plus que ceux qui viendront au pouvoir. Notre politique diffère des politiques qui recherchent le pouvoir.
KurdWatch: Imaginez-vous pouvoir travailler avec les Frères musulmans ?
Salih Muslim Muhammad: Non. Les Frères musulmans ne reconnaissent pas l'existence des Kurdes. Ils ont signé un accord avec la Turquie par lequel ils nieront l'existence des Kurdes s'ils viennent au pouvoir en Syrie.
KurdWatch: Les Frères musulmans reconnaissent qu'il y a des Kurdes en Syrie et qu'ils ont des droits culturels tout autant que civiques.
Salih Muslim Muhammad: Vous voulez dire le droit d'être assimilés. Il sera écrit sur leur carte d'identité que les Kurdes sont des Arabes syriens. La langue kurde restera interdite. Être citoyens de plein droit ne nous intéresse pas. Nous demandons la reconnaissance constitutionnelle des Kurdes.
KurdWatch: Il y a quelques semaines, Duran Kalkan, un membre du Conseil dirigeant l'Union des sociétés du Kurdistan (KCK) a dit que le PKK en Syrie combat l'AKP. Cemil Bayik, un autre membre du Conseil de direction du KCK, aurait dit que le PKK engagerait une guerre contre la Turquie si la Turquie se mêle des affaires internes syriennes. Que pense le PYD de cela ?
Salih Muslim Muhammad: Oui, c'est aussi notre position. Nous avons la même philosophie et la même idéologie. Ce dont il s'agit, cependant, est une guerre politique. Si la Turquie prend elle-même position contre l'existence des Kurdes, alors nous ne resterons pas silencieux là-dessus. Ces dix dernières années durant lesquelles la Turquie a maintenu de bonnes relations avec la Syrie, elle y a mis en place de nombreux sbires parmi les Kurdes. Les sbires de la Turquie au Kurdistan de Syrie sont responsables des troubles ici. La Turquie craint que les Kurdes au Kurdistan de Syrie reçoivent tous leurs droits.
KurdWatch: Qui sont les sbires kurdes de la Turquie ?
Salih Muslim Muhammad: Tous ceux qui siègent actuellement au Conseil national syrien et qui ont signé un accord avec la Turquie. Nous ne croyons pas qu'ils réalisent ce qui se passe autour d'eux. Nous considérons tous ceux qui ne prennent pas publiquement position contre les positions d ela Turquie comme des sbires de la Turquie.
KurdWatch: Les représentants du Parti de l'union kurde en Syrie (Yekîtî) et le Parti de la liberté en (Azadî) siègent au Conseil national syrien. Tout comme le PYD, ces deux partis sont aussi membres du Mouvement patriotique kurde en Syrie.
Salih Muslim Muhammad: Oui, nous savons cela. Nous avons exprimé notre déplaisir à ce sujet. Nous demandons aussi une déclaration nette de leur part. Peut-être sont-ils mal informés de ce qui est écrit dans les accords entre le Conseil national syrien et la Turquie.
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