La Nuit turque
Sur les conseils de Roxane lu La Nuit turque de Philippe Videlier. Beau livre rapide et palpitant, dont l'écriture magnifique accroche de bout en bout. Comme un thriller, ce que c'est aussi, en quelque sorte, ou bien le conte de quatre assassins et trois vengeurs. Usant d'une émotion sarcastique, le récit reste distant, comme une voix off qui commenterait, tranquillement, un peu ironiquement, la "scène du crime", la "liquidation", les "pièces de vêtements déchiquetés", les "restes de tissus épars", les "fragments d'étoffe", les "crânes", les "ossements".
"Qu'au physique Enver Pacha fût un bellâtre insignifiant était exact, mais il avait dans son bureau un portrait de Napoléon Bonaparte, expert en batailles, intrigues et reniements et le cinquième de ses mots, lorsqu'il parlait, était toujours "moi", quand ce n'était pas le premier."
Bouffonnerie des pachas, bien dignes d'être croqués par Hugo Pratt. Les révolutions de palais, les poses héroiques dans les cabinets ministériels, les chancelleries, sont dépeintes avec la légèreté précise, enlevée, avec laquelle Stendhal racontait les intrigues de la principauté de Parme. Ton charmant et spirituel, pour brosser le portrait de coquins à qui la férocité avide et les mauvaises manières de parvenus donnent une forme d'envergure. Pirate ou condottiere, ils eussent été parfaits dans leur rôle.
"Un jour d'entre les jours, ceux qui étaient arrivés gonflés d'ambition de Paris ou de Salonique, de Londres, de Genève ou du Caire, et alors qu'ils avaient conquis le pouvoir mais hésitaient sur son usage, décidèrent enfin qu'ils allaient faire un pas vers le Progrès. Ils ne savaient comment s'y prendre. Puisqu'il fallait commencer par un bout, ils entreprirent tout d'abord de se débarrasser des chiens.
Constantinople manquait de l'hygiène la plus élémentaire. Ils le vérifiaient quotidiennement, eux qui avaient l'expérience des cafés des capitales occidentales et des casernes de Macédoine. Or à Constantinople, depuis des lustres et des lustres, des siècles sans doute, divaguaient des chiens par milliers, des chiens jaunes, des chiens gris, des chiens noir et blanc, des chiens roux au museau pointu qui formaient une société particulière et avaient attiré l'attention, naguère, de quelques scientifiques, par leur nombre et pour leurs moeurs fort sociables. On disait, c'était chose rare, qu'ils s'entendaient parfaitement avec les chats et montraient ainsi une tendance étonnante à la tolérance, à la douceur de vivre en compagnie. Ils étaient aimés du petit peuple, mais détestés de quelques-uns."
Derrière les triples murailles du palais de Yildiz, à Constantinople, porte de l'Europe, le Sultan trame de noirs complots. Le sang coule sur la Corne d'Or. Le sang coule en Anatolie. Des comités secrets, les exilés politiques de Paris, les militaires de Salonique organisent la révolution. Mais l'aventure tournera mal : guerre dans les Balkans, au Caucase, terreur sur l'Empire ottoman.
1915. L'ordre d'anéantissement des Arméniens est donné. Ce qui avait des allures de conte, l'histoire du Sultan et des trois Pachas, se terminera en tragédie.
Philippe Videlier est historien et chercheur au CNRS. Il a publié en 2001 aux Éditions Gallimard Le jardin de Bakounine et autres nouvelles de l'Histoire.
- Date de parution : 9 novembre 2005
- Maison d'édition : Gallimard
- N° ISBN : 2070776328
- Nombre de pages : 137
- Prix éditeur :11,00 euros
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