Le LIvre noir de Saddam Hussein
Le Livre noir de Saddam Hussein, ouvrage collectif écrit sous la direction de Chris Kutschera, se veut un livre de référence et un bilan, et servira aussi de réquisitoire contre les 35 ans de règne du dictateur le plus sanglant du Moyen-Orient. C'est aussi une analyse des raisons qui ont fait que tous les pays occidentaux, ainsi que les pays arabes et bien d'autres, ont soutenu un gouvernement totalitaire qui a fait 2 millions de victimes.
Il ne s'agit pas seulement de traiter des victimes kurdes, mais de toutes les victimes irakiennes et même iraniennes et koweitiennes, puisqu'à deux reprises Saddam Hussein s'est lancé dans une guerre d'agression et d'invasion contre un Etat voisin. Il faut aussi mettre en lumière le caractère particulièrement brutal du régime de Saddam, même comparé aux autres dictatures du Moyen-Orient, et ceci afin d'éviter toute tendance "comparatiste" hélas très en vogue en France, tendant à minimiser la terreur irakienne. Pour cela, rappeler et définir ce qu'est un génocide, des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre, n'est pas inutile.
C'est ce que fait, dans le premier chapitre de la première partie intitulée "Un régime contre son peuple", Patrick Baudouin, président de la FIDH, avec tout de suite les chiffres donnés par Bakhtiar Amine, ministre des droits de l'homme du gouvernement intérimaire irakien, dans le rapport de la Conférence internationale sur les réfugiés et déplacés irakiens, en juillet 2002 : "Deux millions de personnes ont été blessées ou ont succombé dans la zone frontalière entre l'Iran et l'Irak lors de l'invasion irakienne en 1980; 200 000 personnes ont été tuées pendant la Guerre du Golfe, 200 000 chiites irakiens lors du soulèvement de 1991 et 500 000 Kurdes en Irak à la suite de la politique génocidaire du régime de Saddam Hussein. L'Irak détient également le record mondial des disparitions forcées : plus de 200 000 disparus (10 000 Kurdes faylis de Bagdad et ses alentours ont disparu depuis 1980, 8000 membres de la tribu de Barzani du camp de Kouchtepe. 4500 villages et 26 villes ont été détruits dans les années 1980. Au Kurdistan irakien, 110 camps de concentration appelés "camps collectifs" ou, selon le régime, "villages stratégiques" ou "villages modernes", entourés de barbelés et encerclés par les forces de sécurité, ont été créés. C'est plus de 750 000 Kurdes des régions montagneuses qui ont été déplacés dans ces camps. Un demi-million a été déplacé dans le désert, dans des camps à la frontière avec l'Arabie saoudite et la Jordanie, les camps d'Arar, de Rutba, de Nougra Salman,et dans la région de Rumadiya. A ce jour, le régime irakien est responsable de 4 millions de réfugiés."
Peter Slugett, dans son chapitre "Portrait d'un dictateur", relate la prise de pouvoir par Saddam à la fin des années 60, et toute l'histoire de l'Irak baasiste, et revient en détail sur les fondements et la création de l'idéologie baasiste, qu'il résume en trois termes : panarabiste, nationale-socialiste et dictatoriale. Selon lui, une des raisons majeures pour lesquelles il a pu se maintenir est l'appui d'un monde "qui semblait généralement d'avis qu'une dictature était préférable à l'anarchie et que, face au risque de désintégration de l'Irak après la chute de Saddam Hussein, il valait mieux laisser les choses en l'état." Critiquant sévèrement, comme la plupart des analystes "l'incompétence et la stupidité de la politique américaine en Irak" après 2003, Peter Slugett affirme 'qu'il est cependant difficile de penser que L'Irak ne se porte pas mieux sans Saddam Hussein.'
Dans les chapitres "Le dictateur et son portrait" de Zuhair al-Jezary et "Saddam Hussein, quel totalitatisme ?" de Hazem Saghieh, la société délirante et totalitaire de l'Irak baasiste, ce monde où Saddam était partout, où le pays était quadrillé de réseaux et contre-réseaux visant à atomiser le monde irakien, la nature de ce régime est mise en lumière avec les grilles de lecture qui ont déjà été appliquées pour décrypter les univers totalitaires du nazisme et du stalinisme, notamment celle de Hannah Arendt. Une des caractéristiques de ce régime est la prolifération hallucinante des services de renseignements et de sécurité, existant en parallèle, et même rivaux, qui aboutit à faire de chaque Irakien un espion au sein même de sa propre famille. Par ailleurs la "république de la peur", comme l'intitule dans son livre Kanan Makiya, a eu recours pour se maintenir à l'échelle la plus large des crimes et moyens de coercitions contre une population, allant de l'assassinat extra-judiciaire, à la torture, jusqu'au génocide et l'usage d'armes prohibées.
Etat profondément chauvin et raciste, ayant amené au pouvoir un groupe ethnique et religieux défini : Arabe/Sunnite, le régime irakien débuta presque tout de suite par des actes de persécution ethnique ou religieuse. Les massacres de Kurdes et de chiites sont les plus connus. Chris Kutschera met cependant en lumière de façon intéressante un événement maintenant assez oublié, celui des "pendus de Bagdad", qui vit le procès et l'exécution en 1969, en représailles à une opération militaire israélienne, de 14 Irakiens, dont 9 juifs. Déjà quasi disparue après le farhud et l'émigration massive des juifs irakiens en 1950-51, ce qu'il restait de la communauté juive d'Irak, dont l'histoire est relatés dans ce chapitre, s'est trouvée annihilé par le régime. C. Kutschera rappelle qu'en 2003, à la chute du régime il ne restait plus que quelques dizaines de juifs à Bagdad.
La première partie du livre se termine sur des témoignages de prisonniers détenus à Abu Ghraib sous le régime baasiste.
La deuxième partie est consacrée à la répression des chiites, à leur histoire et à leur statut dans l'Irak, à leur déportation en Iran et aux milliers de réfugiés. Quelques hautes figures du chiisme irakien sont étudiées, ainsi les dignitaires religieux Hakim, qui furent dans la ligne de mire des Baasistes, comme les Barzanis du côté kurde. Emma Nicholson raconte la "destruction et le génocides des marais du sud de l'Irak", cette région dont le patrimoine humain et écologique remonte aux plus anciennes pages de l'histoire mésopotamienne. Sans l'intervention américaine et la chute du régime, les Arabes du marais auraient aujourd'hui disparu, d'abord avec le détournement des eaux et la destruction des marais mais aussi par le meurtre et l'expulsion. De 400 000 en 1950, les Arabes des marais ne sont plus que 83 000 en mai 2003. Quant aux marais, les 2/3 avaient été asséchés en 1993. La libération de l'Irak et la campagne de réhabilitation de cette zone a déjà permis de récupérer 30% de l'étendue des marais.
Naturellement outre la déportation et la disparition des Kurdes faylis, le massacre des chiites culmina avec la répression de leur soulèvement en 1991, qui fut le second Anfal, après celui des Kurdes.
La troisième partie est consacrée au génocide des Kurdes, qui fut le plus anciennement lancé par le régime, l'Etat irakien ayant été, de toute façon dès sa création, un Etat anti-kurde, un "Etat contre les Kurdes", comme le souligne Chris Kutschera. L'Anfal kurde est très documenté en raison de la minutie administrative du régime irakien, ce qui permet de donner une vision détaillé du plan et de ses différentes étapes, qui visait véritablement à exterminer la population kurde, ainsi que d'autres communautés, tels les chrétiens du Kurdistan, de langue syriaque. Françoise Brié traite plus particulièrement de l'utilisation des armes chimiques contre les Kurdes. La déportation des Kurdes fayli fut également le moyen d'anéantir un groupe humain pour des motifs tant économiques que politiques.
la partie 4 présente "les guerres de Saddam Hussein", contre l'Iran en 1984-1988 et l'invasion du Koweit en 1991, durant lesquelles de nombreux crimes de guerre furent commis ( attaques de gaz contre l'Iran, disparition de 600 Koweitis, entre autre).
La partie 5 est particulièrement cruciale en ce qu'elle aborde la question des "Réseaux irakiens", c'est-à-dire de toutes les complicités, alliances politiques ouvertes ou corruption occulte dont Saddam s'est servi pour rester 35 ans au pouvoir et jusqu'en 2003, bénéficier de voix occidentales, et tout particulièrement françaises, pour défendre ou à tout le moins maintenir en place sa dictature. Jonathan Randal aborde d'emblée les "relations ambiguës" entre les Etats-Unis et l'Irak, tout au long du 20° siècle. Il montre ainsi que l'aide américaine permit souvent à Saddam de ne pas vaciller lors des révoltes internes en Irak. Ainsi "des importations à prix réduit de blé et de riz américains (...) permirent à Saddam Hussein d'ignorer l'insurrection du Kurdistan, fertile grenier à blé de l'Irak."Les intérêts céréaliers et pétroliers américains, ainsi que le choix de soutenir l'Irak contre l'Iran firent que les USA fermèrent obstinément les yeux sur le scandale de Halabja. Il y eut même des essais de falsification concernant les responsables des gazages : "Un rapport ahurissant émanant de l'Army War College de Carlisle, en Pennsylvanie - et pas entièrement dépourvue de toute impulsion venue de Washington - affirma même que c'étaient les Iraniens qui avaient commis le massacre de Halabja." Rappelons que cette fable, à la fois forgée par Saddam et soutenue un certain temps par les Etats-Unis continue à courir dans le monde arabe... et ailleurs. Quand la conférence de Paris, de janvier 189, se tint pour l'application du traité de 1925 interdisant le recours aux armes chimiques, les Français et les Américains s'entendirent pour écarter toute délégation kurde de cette conférence, alors que cette population avait servi de victimes initiales, voire de cobayes pour l'utilisation de ces gaz.
Chris Kutschera lui, revient longuement sur les relations franco-irakiennes, qualifiée par lui "d'idylle sans faille". Les relations "complexes" entre l'URSS/Russie et l'Irak sont aussi abordées.
Enfin quatrième bloc politique complice des crimes de Saddam, le monde arabe lui-même. Antoine Sfeir pose la question "Pourquoi les Arabes ont-ils choisi Saddam Hussein ? Mais l'ont-ils choisi ?"
Le bilan de 35 ans de dictature ? "une société traumatisée, une société civile anéantie, une économie en ruine" selon Sami Zubeida. Enfin le livre s'achève sur la question du procès de Saddam, les tonnes de documents qui serviront de preuves, "une base de données sans pareille" les fosses communes ou "les champs de la mort de Saddam Hussein" passés en revue par Sinje Caren Stoyke, et enfin sur le problème soulevé par le lieu et le moment choisis pour le procès. André Poupart prend ouvertement position en expliquant "pourquoi Saddam Hussein doit-il être jugé par les irakiens" : "L'exemplarité inévitable d'un événement aussi immense, auquel tous les Irakiens pourront assister en direct ou sur place ou par l'intermédiaire de la télévision, peut et doit au contraire devenir un ferment de réconciliation nationale. Les uns apprendront quel genre de dirigeants ils ont soutenus et les souffrances indicibles endurées par des compatriotes. D'autres découvriront, exposé à la lumière crue du prétoire, le secret de tortures inavouables qui n'ont pas fini de tourmenter chaque jour les survivants. S'il peut y avoir une certaine fierté douloureuse à être malgré tout un survivant, les tortionnaires et ceux qui les ont appuyés devront assumer l'horreur et l'invraisemblance de crimes devenus manifestes."
Présentation du livre par Françoise Brié, Chris Kutschera et Jonathan Randal à l'Institut kurde de Paris
Question : Est-ce que le Quai d'Orsay vous a ouvert ses archives et jusqu'où ira la tendance actuelle du gouvernement français à atténuer et minimiser les crimes de Saddam ?
Françoise Brié : Dès l'annonce du procès il y a eu cette tendance à minimiser ici les crimes de Saddam. Il est difficile de dire comment les choses vont évoluer, mais les scandales de corruption liée à la résolution Pétrole contre Nourriture montre l'ampleur des réseaux dont Saddam se servait. Le procès durera près de deux ans, et beaucoup de choses seront dévoilées alors. Il faudrait par exemple publier la liste des personnes et des sociétés qui ont profité de ces réseaux. Le gouvernement irakien et toutes sortes de soutiens, eux, poussent à ce que soient dévoilés toute l'ampleur des crimes.
Jonathan Randal : Il y a tendance à dire ici que le régime est noirci par des officines, etc. Mais l'ampleur des crimes est telle qu'on ne pourra les minimiser longtemps et je crois que sans l'affaire Mérimée il aurait été plus facile de vouloir atténuer ces crimes. Mérimée n'est pas n'importe qui. Donc cette enquête amènera beaucoup de choses sur la scène publique, et notamment la raison du silence et des complicités.
Chris Kutschera : On peut parler d'une véritable idylle franco-irakienne, avec des accords nucléaires. Chirac est allé à Bagdad en 1974, quand Saddam écrasait la révolte kurde de Barzani. La gauche a continué, en fait toute la classe politique, de droite comme de gauche, a soutenu Saddam. Pour quelles raisons ? D'abord la hantise, la peur du régime de Khomeiny, Saddam étant présenté comme le "rempart" laïque et aussi par souci de faire des affaires, par mercantilisme : il s'agissait de contrats fabuleux, d'usines clefs-en-main, d'aéroports, de routes construites... Mais, aussi dur que cela soit, cela pour moi reste encore du domaine du "normal", dans la politique de l'intérêt des Etats. Mais on le voit avec l'affaire Mérimée, il y a une autre face, qui montre une corruption telle, qu'elle amène la France au niveau d'une république bananière.
Pour l'accès aux archives, j'ai pu consulter les notes des années 74-75. Evidemment les Affaires étrangères n'ont pas tout montré. Par contre, parce que cela lui tenait à coeur, Massoud Barzani a communiqué des documents impliquant les responsables baasistes des massacres des 8000 Barzani en 1983.
J. Randal : Les US ont aussi beaucoup de documents. Un autre livre se prépare, uniquement sur la politique américaine en Irak. Et puis, il y a les documents que les peshmergas kurdes ont pu saisir en 1991 à Erbil, Silêmanî, Kirkouk, et qui ont été envoyé aux US : c'est une mine d'or. Il y a aussi les documents récupérés au Koweit après l'effondrement de l'occupation irakienne en 91. Enfin, les US ont pris en 2003 des tonnes de documents à Bagdad, mais là dessus, règne le secret le plus total. On peut espérer que ces documents ressortiront au procès.
Le signe curieux de ce régime est que, comme les nazis, ils adoraient écrire. Les services secrets irakiens ont filmé le premier bombardement chimique en 1987 d'un village du Bahdinan, et la cassette a été retoruvée dans les archives, en 1991. C'est pourquoi il est difficile de nier ce qui s'est passé, car il y a eu trop de documentations produites. Même les documents correspondent aux doubles retrouvés dans les villes kurdes, etc. Une telle ampleur dans la documentation empêche de soutenir la thèse de la falsification.
Question : Vu l'ampleur des crimes dans toute la société irakienne, jusqu'à quel niveau de hiérarchie le jugement des responsables aura lieu ?
C. Kutschera : Les Américains se sont concentrés sur leur fameux jeu de cartes, négligeant des milliers de cadres, officiers, fonctionnaires, etc., impliqués directement dans les anfals. Or, depuis Nuremberg, l'argument selon lequel on n'a fait qu'obéir à un ordre n'est pas valable. Je ne suis pas juriste, c'est au tribunal de décider, mais sans doute l'éventail de responsables sera large.
J. Randal : Beaucoup de ces officiers sont actuellement aux mains des Américains. Ont-ils été questionnés comme les généraux allemands en 1945 ? Sans doute pas, vu la mauvaise organisation des Américains en Irak.
F. Brié : Des milliers de tortionnaires et hauts responsables sont encore libres en Irak et dans les pays voisins, notamment la Syrie. On peut s'attendre à beaucoup de règlements de compte, aggravant l'insécurité en Irak.
Question : sur le sort des Djash (collaborateurs kurdes du régime baasiste) , est-ce que la société irakienne va se retourner contre eux ? Quelle est la capacité de vengeance des Irakiens et contre qui peuvent-ils tourner les armes ?
F. Brié : Si cela avait dû être le cas, une guerre civile aurait déjà eu lieu. Au contraire, on observe une retenue des communautés et un contrôle sur elles des partis politiques. Les personnes vraiment impliquées dans les procès sont sans doute des hauts gradés.
Question : Comment Saddam a-t-il pu rester 35 ans au pouvoir ?
C. Kutschera : La première raison est la terreur. Dès qu'il est arrivé au pouvoir, il a bâti un ensemble de réseaux d'espionnage, de contre-espionnage dans tout le pays, où même les enfants étaient délateurs de leurs parents. La crainte était telle que les Irakiens qui venaient à l'étranger, par exemple en France, avaient peur de parler, même s'ils savaient n'être pas en présence de services irakiens, par peur de représailles de retour en Irak. La deuxième raison est le soutien des Occidentaux, de tous les Occidentaux, avec des crédits, des armes, et aussi les autres pays arabes, qui l'ont soutenu par de l'argent, car Saddam, c'est avant tout l'argent du pétrole. Il se trouvait à la tête d'un énorme magot pétrolier, a pu développer le pays, fournir la santé, l'éducation gratuites, offrir des contrats énormes, il y avait toute une classe d'hommes d'affaires véreux sur lequel reposait le régime, les professeurs d'universités avaient un logement gratuit, chacun avait une Mercédès, on appelait le quartier universitaire le « quartier Mercédès ». Beaucoup de gens ont profité de ses largesses. En Irak il y avait beaucoup de petits Saddam. Cela seul explique que 108 mille hommes ont été fusillés, enterrés, parfois enterrés vivants dans le désert, et que pas un seul membre des services irakiens, pas un soldat ne se soit enfui, passé à l'Ouest, par refus d'obéir. Il y a là-dessus une complicité majeure de la société irakienne.
J. Randal : En 1991, quand les peshmergas ont pris le pouvoir, eux qui avaient une vision si pure de l'homme kurde dans leurs montagnes, ils ont été attristés de voit des gens qui avaient subi un tel lavage de cerveau, même parmi les Kurdes. Alors, imaginez les Irakiens ! Comment Washington pouvait ignorer ce qui se passait ? Enfin moi, je doute.
Question : Est-ce que l'opinion publique mondiale s'intéresse à ces crimes ou a plutôt tendance à minimiser, disant « c'est un pays oriental, c'est normal, etc. » ? Y a-t-il, sous influence américaine, un refus de les qualifier de « génocide », employant seulement le mot « crimes contre l?humanité » ?
C. Kutschera : Très clairement, après le premier procès de Saddam, qui a été choisi pour commencer parce que c'était le plus facile, que les faits étaient clairs, que les témoins sont prêts à déposer, on va entrer ensuite dans les affaires les plus sérieuses, les Anfal, et là, évidemment il sera clairement question de génocide.
J. Randal : Ces procès vont avoir lieu, mais que va-t-il se passer en Irak, sur le terrain ? On peut voir déjà une répugnance à parler de ces crimes, parce que le gâchis de la présence américaine est telle, qu'il y a une tendance à resserrer les rangs contre eux. Ce gâchis occultera, j'ai peur, l'importance de ce génocide.
C. Kutschera: L'opinion publique arabe, la "rue arabe", a soutenu longtemps Saddam. D'abord parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement (à cause de ses propres régimes). Mais dans cette opinion, quand le procès aura lieu et que les horreurs du régime de Saddam vont être exposées, que l'on verra les photos terribles des charniers par exemple, on devra se rendre compte de la réalité : j'ai vu des photos de cadavres tenant des poupées dans les bras, parce qu'il s'agissait d'enfants. J'espère que la rue arabe va réaliser qu'elle a mal choisi son héros. Les Occidentaux, peu à peu, évoluent sur cette question.
Question : est-ce que la justice doit se confondre avec la vengeance ? Peut-on envisager des « commissions de réconciliation » avec les gens ordinaires, les petits gradés ?
F. Brie : Des propositions ont été faites par des associations, dans un second temps, mais pas tant que le procès n'a pas eu lieu. Il y a eu aussi le choix entre deux types de tribunal, soit en Irak soit à l'étranger. Dans un chapitre, Patrick Baudouin, de la FIDH pense, et moi aussi, qu?il valait mieux que cela se passe en Irak pour apaiser les victimes. Pour qu'il y ait pardon, il faut d'abord que les responsables reconnaissent les faits et que tout ce qu'ils ont commis soit étalé.
Question : Il y a un scandale dans le comportement de l'Etat français depuis 30 ans, les partis politiques, de la droite à la gauche, tout le monde a collaboré, mis à part peut-être le PCF. On peut faire un parallèle avec le travail de François-Xavier Verschave sur la Francafrique. Aussi je m'étonne et condamne le discours tenu par les médias français, qui appellent « résistants » ceux qui combattent à Bagdad. Il faut que de tels ouvrages soient présentés et défendus pour que les médias tiennent un autre discours (pour autant qu'ils soient libres, ce dont on peut douter). Car cela contribue à semer la confusion dans les esprits français.
F. Brié: Le scandale Pétrole contre Nourriture a montré l'ampleur des réseaux de corruption, qui ont empêché que des témoignages soient réellement publiés dans la presse. Il y a eu beaucoup de pressions, un réel travail pour empêcher la dénonciation, à plusieurs moments, du régime irakien. Sûrement, il y aura encore des tentatives pour que ce procès qui est lui-même jugé avant même qu'il ait commencé ne sombre dans l'oubli ou l'indifférence au cours des deux prochaines années.
Question : Quelle est la validité d'un procès dans un pays occupé par les Etats-Unis ? Sera-t-il équitable dans un tel contexte ? Et les autres pays de la région ne sont-ils pas aussi coupables que lui ?
C. Kutschera : Je ne suis absolument pas d'accord. Le but de ce livre est d'être un ouvrage de références, d'analyser la situation, de donner des clefs pour la comprendre, et surtout de débanaliser Saddam, qui n'a aucune commune mesure avec les petits dictateurs comme al-Assad ou Kadhafi. Pour moi Saddam = Hitler et Staline. Si on rapporte les 2 millions de victimes dans la population irakienne plus celles de la guerre iranienne, à celui des victimes du nazisme ou du stalinisme dans les pays qu'ils ont gouvernés, Saddaml rejoint le niveau des victimes de Hitler ou Staline. C'est incomparable et il faut cesser de se livrer au petit jeu du comparatisme.
Par ailleurs, comme Françoise l'a dit, il ne faut pas faire le procès du procès avant qu'il n'ait commencé. Les beaux esprits parisiens ne pensent que de leur point de vue et oublient les Irakiens. Le procès a lieu à Bagdad, mais il faut aussi qu'il ait lieu à Halabja, car les Kurdes y tiennent.
J. Randal : Le problème est que les US ont échoué. Le gâchis actuel et l'instabilité sont réels, mais si on ne le juge pas maintenant, Saddam risque de mourir de sa belle mort.
C. Kutschera : Il vaut mieux le juger maintenant.
Question : Le livre sera-t-il traduit en arabe et diffusé en Irak ?
C. Kutschera : la semaine prochaine, nous nous rendront à la conférence d'Erbil. Peut-être nous rencontrerons des responsables pour le faire traduire en arabe et le vendre en Irak et dans le monde arabe.
J. Randal : J'ai un ami libanais qui a traduit en arabe mon livre sur les Kurdes. Il m'a dit : « Maintenant, les Arabes ne peuvent pas dire qu'ls ignoraient. » Il faut que ce soit la même chose pour cet ouvrage.
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