Roman de Baïbars : La Trahison des émirs

La Trahison des émirs est consqcré dans le premier tiers aux aventures de l'épique Maarouf chez les Francs. Mais viennent ensuite en scène pour la première fois dans le roman les Mongols, qui furent le grand succès du règne de Baïbars, puisque c'est lui qui stoppa l'avancée mongole en Palestine, alors que les Chrétiens espéraient naïvement conclure une alliance avec le Khan. Dans la foulée, Baïbars "nettoya" aussi les forteresses ismaéliennes de Syrie et les dernières places côtières tenues par les Francs. C'est d'ailleurs à ce moment que le règne ayyoubide prit vraiment fin, avec un durcissement contre les chrétiens, même autochtones. En Egypte et en Syrie, les chrétiens furent soupçonnés de complicité ou de sympathie pour les Mongols ou les Francs. Et la relative détente du règne ayyoubide fut oubliée. L'Islam en passe d'être submergé dans la totalité de son territoire par des non-musulmans, réagit par la défiance et la persécution envers ses propres minorités, un point commun qui relit l'époque mamelouke de la fin des ottomans... Par ailleurs, il est indéniable que des princes francs s'allièrehnt aux Mongols en Syrie, ainsi Bohémond VI d'Antioche en 1260, combattit aux côtés de Kit Bugha, le gouverneur de Syruie pour les Mongols, contre Baybars; et donc la "trahison des émirs" dans le roman, inspiré par le méchant cadi chrétien, montrant une collusion manichéo-chrétienne contre les Kurdes et les mamelouks restés fidèles est le reflet d'une réalité historique.

Les Mongols adoptèrent de fait, au tout début, une attitude plus souple envers les Chrétiens nestoriens de haute Mésopotamie, qu'envers les musulmans dont ils se méfiaient. Par ailleurs ce "favoritisme" n'était pas non plus une nouveauté dans le gouvernement de l'islam. Ainsi les Artoukides du 12° siècle, à Harput, Amide (auj. Diyarbakr) et Hisn Kayfâ (auj. Hasankeyf), ayant à se garder des turbulentes tribus kurdes et arabes qui voyaient d'un mauvais oeil leurs pouvoirs et leurs pâtures investies par les Turkmènes, préférèrent s'appuyer sur les Chrétiens de Djezireh et du Diyar Bakr, un temps malmenés par le pieux Nûr al-Dîn.

Les Mongols étaient diversement de culte chamanique, boudhiques, nestoriens, cela n'avait guère d'importance, car si au Moyen-Orient (comme en Europe du reste) l'identité religieuse primait sur l'ethnie, il n'en allait pas de même pour les fils de la steppe. Ainsi Guillaume de Rubrouck, ce moine franciscain partit évangéliser les Mongols en 1253-1254, apprend-il avant de rencontrer leurs dignitaires, qu'il faut se garder d'appeler "chrétien" un Mongol, que celui-ci le prendra comme offense en étant assimilé à une autre nation que la sienne, celle du yasak. On le voit, le mic mac religion-peuple vient de loin.

Mais bon, la bienveillante neutralité ou indifférence envers les Chrétiens, dont témoignèrent les Ilkhanides permirent pour la première fois depuis Abgar le roi d'Edesse, à un roi chrétien de régner sur la haute Mésopotamie. En 1276, Il-Khan de Perse ?Abaqa ( 1265-1282), l'arrière petit-fils de Gengis Khan, donc, nomma gouverneur de Mossoul et d'Erbil un Syriaque, Mass?ud de Bar Qawta. Il finit même par être nommer "roi de Mossoul et d'Erbil", mais eut un règne mouvementé et dût se battre fréquemment contre les Kurdes hostiles aux Mongols et les Mamelouks. (v. Les Syriaques et leur roi, Ephrem Isa Youssif).

Finalement, les Ilkhnanides se convertirent à l'islam (balançant longtemps entre chiisme et sunnisme) et cela se termina donc mal pour les Chrétiens de Mossoul et surtout d'Erbil, qui s'exilèrent de la région. Beaucoup vinrent se réfugier dans les montagnes du Hakkarî, où ils restèrent jusqu'au génocide de 1915.

Maintenant le point curieux est que ces Mongols sont présentés dans le roman comme des "Persans, adorateurs du feu". Jean-Patrick Guillaume y voit là une convention littéraire, issu du Roman d'Antar. Peut-être aussi le boudhisme et autres cultes chamaniques d'Asie centrale n'étaient pas très distingués, de la part des musulmans, de la zandaqa manichéenne ou zoroastrienne, d'autant plus que le manichéisme fut aussi en contact avec le monde bouddhique d'Asie centrale, autant que les Nestoriens, et si le manichéisme déclina vite dans le monde musulman, il se maintint en Asie centrale, même si dans les esprits, il demeurait lié au monde iranien pré-islamique, et si de nombreux soufis furent accusés de "zandaqa", tel al-Halladj, ce qui pour ses adeptes du tawhid (Unicité) est un comble ! ou Ibn al-Mukkaffa, le célèbre auteur-traducteur de Kalila wa Dimna, supplicié à 36 ans. bref culture iranienne et zandaqa allait souvent de pair dans l'esprit de dévôts sourcilleux. Mais les Mongols ? ¨Peut-être est-ce effectivement une convention littéraire, tout comme dans le Shahnameh, le Touran est indéfectiblement le Mal qui menace l'Iran depuis l'assassinat d'Iredj, alors qu'il faut bien admettre que c'est de l'ouest qu'est venu la première destruction de l'Iran.

Mais un autre peuple apparaît pour représenter les adorateurs du feu, et cette fois-ci avec unpeu plus de pertinence, il s'agit des Daylamî, dont le chah Qafdaq, qui surgit soudain dans cette histoire, ainsi que l'annonce El-Sâleh au vizir Châhîn :

"Il est arrivé du pays des Persans un certain chah Qafdjak le Daïlamite, à la tête de douze mille soldats de son pays. Pour l'instant c'est un adorateur du feu, un petit misérable ! Mais il finira bien par se convertir ) l'Islam avec tous ses hommes."

De fait, Baïbars est envoyé par le sultan combattre Qafdjaq, le trouve sympathique, et en un tour de main le convertit, normal le Grand Matou avait tout prévu.

Mais qui sont ces Daylamî, aujourd'hui disparus ? Le Daylâm, cette terre montagneuse au sud du Gilan, qui comprend la haute chaîne de l'Alburz, fut effectivement un foyer religieux à part, comme souvent les régions isolées et difficiles à conquérir, et il semble que les Daylamî sont voués à l'hérésie ou à l'indépendance religieuse, quelle qu'elle soit, au cours de siècles. Comme le dit le vizir Saqalantâs au khan Halawoun : "Tu as, dans les montagnes du Daïlam, un vassal rebelle : envoie-moi vers lui avec une lettre d'aministie pour lui et ses dix-mille hommes, et je te l'amènerai ici." Et ce statut de "vassal rebelle" semble une constante dans leurs rapports avec le pouvoir depuis la haute antiquité jusqu'à leur extinction après le Moyen-Âge.

Population autochtone très ancienne, sans doute pré-iranienne au début, ils suivent le destin de ces peuples montagnards que la rudesse de leur habitat façonne en guerriers assez endurants trouvant finalement à s'employer comme mercenaires. "C'était, comme nous l'avons dit, un colosse indomptable et farouche, une nature orgueilleuse et rebelle". Les Dolomites décrits par Procope sont assez proches des Daylamî de l'époque musulmane, combattant à pied et à la lance, au rebours de battalûn kurdes et turcs, préférant l'arc et la cavalerie.

Avant l'islam leur culte était bien sûr païen, et ils semblent avoir longtemps conservé leur ancienne religion, au moins jusqu'au IX-X° siècle, s'islamisant donc moins rapidement que les Persans, et devenant très vite une terre de refuge pour les outlawed, par exemple les Shiites fuyant la persécution des Abbassides. Peu à peu les Daylamî furent gagné par le chiisme, et avec les fameux vizirs bouyides, commencèrent à sortir de leurs montagnes pour fonder des dynasties en Azerbaïdjan, dans le Caucase et bien sûr à Bagdad, d'où ils dirigèrent l'empire durant 109 ans, jusqu'à l'arrivée des Turcs seldjoukides. Ce fut d'ailleurs une période de cohabitation originale, puisque les vizirs bouyides chiites, gouvernaient pour le compte du calife sunnite, sans chercher, par sagesse politique, à imposer leur confession au califat.

Mais la grande heure heure du Daylam dans l'histoire médiévale, c'est effectivement quand il abrita les Ismaéliens d'Alamut, et durant 166 ans, les Daylamî résistèrent ainsi non seulement aux souverains sunnites, mais en plus jouèrent un rôle actif dans la propagande chiite et pro-fatimide, jusqu'à la rupture avec les mustaéliens et les nizarites comme nous l'avons vu pour La Chevauchée des fils d'Ismaïl. Les Mongols détruisirent totalement Alamut, prirent toutes les places fortes du Daylam et à partir de là commence la disparition de cette popualtion aux coutumes originales, bientôt dominée par leurs voisins du Gilan (en 1416, le souverain de Lahîdjan en tua deux ou trois milles d'un coup). Il est donc paradoxal de les voir alliés dans le roman aux Mongols de Perse qui entama leur déclin.


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