La Turquie, grande perdante de la bataille de Kobanî



À la mi-octobre, les USA ont multiplié les frappes aériennes autour de Kobanî (plus de 30 en une semaine), en coopération avec les YPG, ces derniers indiquant aux pilotes la localisation des combattants de l’État islamique, comme le confirmait à Reuters leur porte-parole, Polat Can, qui indiquait que l’efficacité nouvelle de ces frappes, en raison des renseignements fournis par les Kurdes, se traduisait sur le terrain par un recul des djihadistes, mais que ce retrait n’était que temporaire, l'ennemi revenant toujours à l’assaut.

Ces contacts entre Washington et le PYD ont été confirmés par le Département d’État, qui a fait part d’une rencontre s’étant déroulée à Paris, le 12 octobre, entre Salih Muslim, le président du PYD, et Daniel Rubinstein, représentant le Département d’État pour la Syrie. Un porte-parole du PYD a révélé que des entretiens secrets avec les États-Unis avaient lieu depuis 2 ans, et que la seule raison pour garder le silence là-dessus avait été, pour les Américains, de ménager la Turquie (mais ces derniers temps, les USA ont de moins en moins envie de ménager la Turquie). L’essentiel des discussions portait sur l’armement des YPG et sur une coordination de leurs opérations militaires avec l’Armée Syrienne de Libération, comme cela s’est décidé à Afrin-Alep depuis août, ainsi que dans la zone sud de Hassaké. Il n’a pas été fait mention de la coopération militaire des mêmes YPG avec l’armée du régime  baathiste, au nord de Hassaké.

Quant à la France, elle s’est dite prête à fournir des armes aux combattants kurdes de Syrie, selon le porte-parole du gouvernement, Stéphane le Foll, de la même façon qu’elle arme les troupes de l’ASL. Reste à savoir par quelle voie et quel moyen.

Mais l’annonce qui a eu, le 20 octobre, le plus de répercussions dans l’opinion publique kurde, et a eu certainement un goût très acide pour Ankara, a été l’arrivée d’un renfort d’environ 150 peshmergas du Kurdistan d’Irak, avec des armes lourdes, le tout passant la la Turquie, les peshmergas atterrissant à Urfa, tandis qu’un convoi de matériel de campagne franchissait le poste d’Ibrahim-Khalil entre Zakho et Silopi, et faisait route en longeant la frontière syrienne. Massoud Barzani avait demandé au Parlement d’Erbil d’approuver cet envoi de renforts, ce qui fut fait le 22 octobre. Selon Fuad Hussein, il s’agit surtout de palier le manque d’armes des YPG, les peshmergas étant là pour entrainer et former les combattants du PYD au maniement de ces armes, plus que pour affronter directement l'EI.

Mevlut Çavusoğlu, le nouveau ministre des Affaires étrangères turc, a assuré que son pays allait aider les peshmergas à traverser les deux frontières jusqu’à Kobanî, ville que la Turquie ne souhaitait aucunement voir tomber, a-t-il assuré à la presse, et que la coopération avec la Coalition était « entière », tous voulant voir la région débarrassée de cette « menace » (EI). 

Mais Ankara a émis une autre suggestion (une fois écartée celle de la zone tampon dans laquelle se déploieraient ses troupes) : faire tenir Kobanî par l’ASL et non par les YPG, comme l’a expliqué le Premier Ministre Ahmet Davutoğlu, sur les ondes de la BBC, demandant que les USA arment et entraînent les combattants arabes syriens au lieu des Kurdes, de sorte que, lorsque l’EI se serait retiré du canton,  la région serait contrôlée par l’ASL et non par les « terroristes du PKK ».

Les USA, en effet, ne voulant pas plus envoyer de troupes au sol en Syrie qu’en Irak, pour combattre l’EI, sont bien obligés de composer avec les YPG, même si leur ambivalence à l’égard de Bachar al Assad et de l’Iran les rend moins « fiables », aux yeux de Washington, que les Kurdes d’Irak. Mais si les Américains ont été longtemps réticents à armer les Kurdes YPG, en raison de leur opposition à la Coalition nationale syrienne et de leur alliance politique avec le régime, ils sont encore moins chauds pour livrer des armes à une force militaire qui a pris l’aspect d’une nébuleuse aux affiliations incertaines, de plus en plus noyautée par des groupes djihadistes, même si, selon les autorités turques, près de 150-200 combattants de l’ASL auraient rejoint les YPG à Kobanî : autant que ces derniers leur laissent donc le terrain pour de bon, semble dire Ankara. Ce renfort a été confirmé par un commandant syrien parlant à CNN, ainsi que par le PYD (avec des variations sur le nombre d'hommes). L'agence Firat news, organe de presse du PKK, a même indiqué que des combattants de l’ASL étaient venus par la frontière turque, dans huit véhicules, pour gagner Kobanî sans encombre. On voit que les soldats turcs sont tellement occupés à flinguer les Kurdes qui s’approchent trop près de cette frontière, que les djihadistes de tous bords ont toute facilité, eux,  pour entrer et sortir.

Les parachutages de munitions et de matériel médical sur Kobanî par les Américains ont commencé avant même l’annonce de l’arrivée du convoi en provenance du Gouvernement Régional du Kurdistan (avec lui aussi, en plus d’armes lourdes, des équipements militaires et du matériel médical). John Kerry qui, au Caire, avait répondu que Kobanî n’était pas un de leurs objectifs  prioritaires ou stratégiques, déclarait finalement, en Indonésie, qu’il serait « irresponsable » et « moralement très difficile » de ne pas venir en aide aux YPG, qui combattent « vaillamment » l’EI, même s’il « comprenait » l’inquiétude de la Turquie à voir armer la branche syrienne du PKK. Cette volte-face américaine, précédant la volte-face turque, vient peut-être du fait que la sur-médiatisation de la bataille de Kobanî ferait de la chute de la ville une victoire morale et politique retentissante de l'État islamique, tout en entachant la stratégie américaine, au sein de la Coalition, de passivité et d'inefficacité face aux avancées des djihadistes.

Quand le convoi de peshmergas a franchi la frontière turque, il a été escorté par une foule en liesse, de Duhok à Zakho, et puis tout le long de la route, de Silopi à Suruç. La police turque a tiré plusieurs fois en l’air et a tenté de disperser les attroupements avec des gaz lacrymogènes. C’est que le périple des camions arborant les drapeaux du Kurdistan, faisant fleurir sur leur passage d'autres drapeaux kurdes et les drapeaux du PKK ou du Rojava, n’a certainement pas dû plaire aux Turcs, dont l’armée est évidemment loin de soulever le même enthousiasme quand elle se déploie au Kurdistan. Les autres peshmergas, au nombre de 85, ont eux, atterri à l’aéroport d’Urfa, où ils ont dû attendre de longues heures, dans des conditions de quasi-détention, dont ils se sont plaints, parlant d’une attitude hostile de la part des autorités turques, décidément de fort mauvaise humeur. 

L’arrivée de ces peshmergas et de leurs armes, ainsi que les frappes aériennes, ont-elles changé la donne ? Les assauts d’EI ont été ralentis, certains villages environnants ont été repris (selon les YPG), mais l'EI est toujours dans la ville-est, tandis que l’ouest est tenu par les Kurdes. D’après Rami Abdulrahman, de l’Observatoire syrien pour les droits de l’homme, la situation a finalement très peu évolué, et l’on en est toujours aux combats de rue. L'EI a réussi à bien s’implanter dans des quartiers de Kobanî, et les Kurdes seraient toujours insuffisamment armés. Le canton perdu n’est donc pas près de renaître de ses cendres, et celui d’Afrin semble dans une situation assez inquiétante, encerclé, cette fois, par Jabhat al-Nusra. Même si ce groupe djihadiste n’a pas la puissance de feu d’EI, la même situation d'enclavement (au nord la Turquie, autour, des forces arabes hostiles, quelles qu'elles soient), confirme la fragilité, voire la non-viabilité du « Rojava », fait de deux poches kurdes dont il ne reste plus qu’une moitié de ville, l’autre voué à subir les attaques, soit d’EI soit celles de ses rivaux djihadistes (voire du régime syrien lui-même, si le PYD était acculé à choisir franchement le camp de la Coalition). 

Dans le même temps, les « négociations » ont repris entre le PYD et le Conseil national kurde, toujours sous patronage du Gouvernement régional du Kurdistan, dans la ville de Duhok, cette fois. Salih Muslim, le 15 octobre, a reconnu que les nécessités nouvelles du terrain obligeaient les « Kurdes à s’unir » et qu’il en avait discuté en privé avec Massoud Barzani. Le 18 octobre, Ibrahim Biro, dans une interview accordée à Rudaw, a parlé d’une « page nouvelle » à tourner pour parvenir à un accord sur l’administration conjointe de ce qu’il reste de « cantons kurdes » en Syrie, en fait une tentative de réactiver ou de mettre en pratique les accords d’Erbil 2012 : gestion communes des partis kurdes de Syrie et des forces armées unifiées. 

Le problème est que, jusqu’ici, le PYD demandait (demande ?) l’unification de ces forces armées sous son commandement à lui, alors que le CNK réclame une coalition des YPG et des peshmergas syriens entrainés au GRK. Les accords d’Erbil n’ayant été jamais acceptés sur le terrain par le PYD, tant qu’il pouvait tenir les cantons à lui tout seul, le CNK espère à présent que le besoin urgent d’aide extérieure et sa faiblesse militaire fassent changer d’avis son rival et le poussent à accepter le partage du pouvoir. Après tout, comme le fait remarquer (naïvement ?) Ibrahim Biro, si le PYD a réussi à conclure un accord avec l’ASL, son ancien adversaire sur le terrain, pourquoi les Kurdes du CNK et les YPG n’arriveraient-ils pas à s’entendre ? Sauf que l’ASL n’a pas vraiment droit de cité dans les régions kurdes, alors que les peshmergas syriens auraient vocation à rester dans ce qu'il reste des cantons, voire à défendre les Kurdes refusant la conscription obligatoire que tente d’implanter le PYD, ou bien à protéger les bureaux des partis du CNK et ses militants, souvent harcelés, attaqués et emprisonnés par les Asayish PYD. Il s’agirait donc de bien plus qu’une alliance de circonstance sur le champ de bataille, comme avec l’ASL et il n’est pas du tout certain que le PYD ait renoncé définitivement à « dissoudre », tôt ou tard, le CNK dans ses propres structure. Quoi qu’il en soit, un accord a bel et bien été signé le 22 octobre à Duhok, en présence de Massoud Barzani : un conseil composé de 30 membres doit administrer les cantons du Rojava, 12 d’entre eux appartenant au PYD, 12 autres au CNK, le reste étant donné aux minorités. Mais hormis Cizîr, le seul des cantons à avoir une frontière commune avec le GRK, où et quand l’accord de Duhok pourrait-il s’appliquer en ce moment ?

Sur le plan militaire, qu'apporte la défense acharnée de Kobanî ? Pas grand chose, d'un point de vue purement stratégique, car tous les villages alentour étant tombés, avant la ville même, aux mains de l"EI, le bourg ne défend plus que lui-même et les milliers de YPG qui y sont encagés, avec pour seule issue, au cas où la ville serait submergée par l'ennemi, la frontière turque, ce qui équivaudrait à une reddition. La question est de savoir si cela valait la peine de vouloir tenir cette place jusqu'au bout, et de perdre autant de combattants (contrairement à l'EI, les YPG tués ou blessés ne sont pas remplacés si aisément), au lieu que de s'être repliés, dès les premières menaces d'encerclement par EI, une fois les civils évacués, sur les deux autres cantons, notamment celui d'Efrîn, qui pourrait être à présent menacé par Jabhat al Nusra. Mais tout cela ne pouvait être fait qu'avant 2013…

Mais cette bataille désespérée, qui s'apparente plus à un Massada qu'à un Fort Alamo bis, a propulsé Kobanî au premier plan des media, avec une pléthore de reportages, dont bon nombre très people, axés sur l'élément féminin des YPG et les prénoms et visages supposés des commandantes : Le siège de Kobanî a éclipsé celui de Sindjar où, pourtant, des milliers de Yézidis sont encore plus menacés, n'ayant pu ou pas voulu fuir vers Duhok ou la Syrie. Les gains diplomatiques s'en sont traduits par une assistance ouverte des USA et celle des Kurdes du GRK, eux qui font, dès le début, figure de good guys face à l'EI, au sein de la Coalition. L'opinion publique kurde, en général, s'est montrée enchantée de ce début visible de réunification-réconciliation des Kurdistan. 

La popularité des peshmergas et du GRK en a été aussi rehaussée : ne pas intervenir du tout à Kobanî les aurait fait passer pour des ingrats, après l'intervention des YPG à Sindjar et Makhmour, et Massoud Barzani, grâce à l'agacement américain envers le jeu trouble d'Ankara, ayant réussi à obtenir de (à arracher à) la Turquie un droit de passage pour ses troupes, évince quelque peu le grand voisin du Nord dans son rôle de "primus inter pares" des affaires kurdes, rôle qu'essaient d'endosser depuis des années le tandem Erdoğan-Davutoğlu. Quelle qu'en soit l'issue, la bataille de Kobanî est, avant tout, un sérieux revers turc.

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